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Sa face se voilait-elle un moment, tout le système flottait en pleine mer sans carte ni boussole. Ceux de ses amis parlementaires qui, pourvus des titres de divers départemens ministériels, avaient été admis à paraître jouer un rôle sous lui, avec une modestie qui sied à tous les hommes, et avec une confiance en lui dont l’excès même était justifié par ses talens supérieurs, n’osaient en aucune circonstance avoir une opinion de leur chef. Privés de l’influence qui les guidait, ils étaient tournés en tout sens, livrés en jouets à tout coup de vent, et se laissaient aisément entraîner dans tous les ports. Et comme ceux qui leur étaient associés dans le maniement du vaisseau étaient les plus directement opposés à ses mesures, à ses opinions, à son caractère, et de beaucoup les plus habiles et les plus puissans de la bande, ils l’emportaient facilement et s’emparaient des esprits vacans, inoccupés, délaissés, de ses amis, et tout aussitôt ils faisaient virer le vaisseau tout à fait hors de la direction de sa politique. Comme pour l’insulter aussi bien que pour le trahir, longtemps même avant la clôture de la première session de son administration, lorsque toutes les affaires étaient publiquement réglées, et avec un grand étalage, en son nom, ils ont fait passer un acte portant déclaration qu’il était hautement juste et utile de tirer un revenu de l’Amérique; car même alors, monsieur, même avant que cet astre éclatant se fût couché et tandis que l’horizon de l’Occident étincelait des feux de sa gloire descendante, du côté opposé du ciel un autre astre se levait qui devait à son tour dominer en maître la situation.

«Cette lumière aussi a passé, et elle s’est éteinte pour jamais. Vous comprenez, j’en suis sûr, que je parle de Charles Townshend, le reproducteur officiel de ce plan fatal, lui dont je ne saurais même aujourd’hui rappeler le souvenir sans quelque émotion. En effet, monsieur, il était les délices et l’ornement de cette chambre; il était le charme de toutes les sociétés qu’honorait sa présence. Peut-être ne s’est-il jamais élevé dans ce pays, ni dans aucun pays, un homme d’un esprit plus perçant et plus accompli, et, quand ses passions n’étaient pas intéressées, d’un jugement plus fin, plus exquis, plus pénétrant. S’il n’avait pas, comme ceux qui florissaient avant lui, un aussi grand fonds de savoir longtemps amassé, il savait, bien mieux qu’aucun homme à moi connu, comment rassembler en un moment tout ce qui était nécessaire pour établir, éclairer, décorer le côté de la question qu’il voulait soutenir. Il dominait sa matière en maître habile et puissant ; il excellait particulièrement dans l’exposition la plus lumineuse et le développement de son sujet; son mode d’argumentation n’était ni usé et vulgaire, ni abstrait et subtil. Il touchait cette chambre au point juste, entre le vent et l’eau, et, n’étant troublé par un zèle passionné pour aucune question en débat, jamais il n’était ni plus fatigant ni plus pressant que ne le demandaient les opinions préconçues et l’humeur actuelle de ses auditeurs, avec lesquels il était toujours à l’accord parfait. Il se conformait exactement au tempérament de la chambre, et il paraissait la guider, parce qu’il était toujours assuré de la suivre.

« Je demande pardon, monsieur, si, lorsque je parle de lui et d’autres grands hommes, je tombe dans l’apparence d’une digression en disant quelque chose de leur caractère. Dans cette histoire si bien remplie des révolutions de l’Amérique, le caractère de pareils hommes est d’une grande importance. Les grands hommes sont dans l’état comme les poteaux qui montrent le chemin