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avec ce grand instinct de nationalité qui fut le génie de sa politique, ne partagea point cet avis et revendiqua une possession qu’on voulait livrer à l’Angleterre. Il fit armer six vaisseaux pour aider à la réclamation, et trois ans après l’Angleterre rendait le Canada à la France. Sous Louis XV, il n’y avait plus de Richelieu, et Voltaire, dont l’esprit était plus français que le cœur, écrivait : « Dans ce temps-là, on se disputait quelques arpens de neige au Canada. » On a vu ce que c’était que ces arpens de neige, et qu’il y allait pour nous de possessions plus vastes que l’Europe, dans lesquelles étaient comprises les meilleures terres des États-Unis. Plus fidèle à la France, le paysan canadien n’a point pardonné à la politique de ce temps, et, personnifiant dans un nom cette politique désastreuse, accuse encore aujourd’hui la Pompadour.

Tandis que, plein de ces souvenirs glorieux et tristes tout ensemble, j’errais à travers les rues de Québec, j’ai levé les yeux. Devant moi était un obélisque de granit sur lequel j’ai lu : Montcalm. Une autre face de l’obélisque porte le nom de Wolfe. On sait que, dans la bataille livrée devant Québec, les généraux des deux armées succombèrent le même jour, l’un enseveli dans son triomphe, l’autre dans son héroïque défaite. Il est bien à l’Angleterre d’avoir consacré dans un commun hommage la mémoire de Wolfe et la mémoire de Montcalm. Une inscription d’une noble simplicité se lit au-dessous de leurs noms : Mortem virius, communem famam historia, monumenium posteritas dedit ; — leur courage leur donna la mort, l’histoire une gloire commune, la postérité ce monument.

Nous devons à notre tour proclamer que Wolfe était un généreux cœur, et capable d’un autre enthousiasme encore que celui de la gloire militaire. Pendant la nuit qui précéda l’assaut de Québec, dans la barque qui glissait sur le fleuve au pied des rochers, Wolfe, entouré de ses officiers, lisait à demi-voix, pour ne pas être entendu par les sentinelles ennemies, l’élégie de Gray sur un Cimetière de Campagne[1], dans laquelle sont exprimées avec tant de charme et de mélancolie les douceurs paisibles de la vie obscure, et qui était nouvellement arrivée d’Europe. En terminant sa lecture, Wolfe dit : « Messieurs, je serais plus fier d’avoir fait ces vers que de prendre Québec. » Paroles vraiment belles dans la bouche de celui qui allait donner sa vie pour prendre Québec! Blessé à mort et sa vue s’affaoblissant, il se faisait raconter les détails de sa victoire, et s’écriait : « Je meurs content ! » Montcalm disait de son côté : « Je suis heureux de mourir ; je ne verrai pas les Anglais dans Québec. » Rien de plus

  1. Le grand orateur des États-Unis, Webster, vient de mourir; à sa dernière heure, il se faisait lire aussi l’élégie de Gray.