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organes demandaient avec passion depuis plusieurs années. On est parvenu à faire voter ce changement par les deux législatures. Celle du Haut-Canada a été unanime, et à force d’argent on a obtenu dans le Bas-Canada quelques voix qui ont donné la majorité à la mesure tant désirée ; mais le résultat a été diamétralement opposé à celui qu’on attendait. Dans l’assemblée, où siègent réunis les représentans des deux provinces, les Français du Bas-Canada ont voté de concert et ont attiré à eux un certain nombre d’Anglais éclairés et influons. Depuis ce temps, ils ont la majorité. C’est ainsi qu’ils ont pu obtenir ce que lord John Russell avait refusé, la responsabilité des ministres. Le parti anglais violent, exaspéré de voir tourner en faveur du parti français une mesure au moyen de laquelle il avait espéré l’anéantir, s’est soulevé à son tour ; mais sa campagne a été honteuse, elle s’est bornée à une ignoble émeute qui, après avoir tenté de pendre les ministres, a brûlé la salle des séances du corps législatif et la bibliothèque : tel a été l’exploit principal de ceux qui se nommaient au Canada les tories et les conservateurs. Quelques-uns de ces tories émeutiers et incendiaires, par le dernier effort d’un machiavélisme désespéré, poussent aujourd’hui à l’annexion, pour anéantir, même au profit de leurs adversaires naturels, le pays qu’ils n’ont pu opprimer. Enfin le gouvernement anglais a compris qu’après tant d’iniquités et de maladresses il était temps d’appliquer au Canada la maxime de Fox : « Le Canada doit être conservé à la Grande-Bretagne par le choix de ses habitans ; mais pour cela il faut que leur condition ne soit pas plus mauvaise que celle de leurs voisins. » La grande majorité des Canadiens français, voyant cette disposition impartiale du gouvernement, résiste à l’attraction que les États-Unis exercent sur une portion peu considérable, il est vrai, mais très-vive de l’opinion libérale. À la tête de cette fraction, séparée des Anglais par une rancune irréconciliable, est M. Papineau, le plus grand talent oratoire du Canada. Il est fâcheux que dans les circonstances présentes il ne puisse jouer un rôle. Retiré dans sa seigneurie, sur les bords de l’Ottawa, il attend un jour, qui viendra peut-être, si les antipathies de race assoupies momentanément se réveillent entre les descendans des Anglo-Saxons et les descendans des Normands, qui ont changé de rôle en Amérique et semblent, sur cette terre lointaine, poursuivre les représailles d’un ancien combat. La sages e de l’Angleterre doit prévenir ce réveil, qui lui serait fatal et donnerait certainement le Canada aux États-Unis.


Avant de quitter Québec, j’ai passé quelques heures fort agréables chez un homme très français d’esprit comme de manières, M. Chauveau. J’ai appris de lui, ce qui m’a été confirmé par d’autres, combien la population canadienne est occupée de la France. À peine si on lit les livres nouveaux qui se publient en Angleterre ; mais tout le monde lit les ouvrages français. Voltaire disait un peu ironiquement :