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haute voix, les journaux les plus exaltés, et on les commentait avec frénésie. Les publications irritantes circulaient de main en main. Dans les vœux exprimés alors par les masses, on ne rencontrait que ces deux idées jetées à tous les vents de la tempête : les ouvriers sont exploités par les fabricans; ils ont besoin de s’unir pour résister à cette exploitation. Quand les rubaniers stéphanois se plaignaient de ne pas recevoir une suffisante rétribution, de ne pas profiter en une assez large mesure du développement de la richesse à Saint-Etienne, l’exagération était manifeste. Le prix des façons était plus élevé dans la passementerie que dans aucune autre industrie textile. On pouvait citer un grand nombre de petites fortunes réalisées parmi les chefs d’atelier, et dans l’agrandissement de la ville, plus de dix-huit cents maisons avaient été bâties par eux en dix années. Les rubaniers réclamaient sans doute avec plus de raison contre l’excessive durée des journées de travail ; mais le seul tort des fabricans avait été de ne pas chercher à réagir contre les usages du commerce. Quant au désir des travailleurs de puiser en eux-mêmes des points d’appui et des moyens de soulagement, il se rattachait à des tendances qui caractérisent de plus en plus, depuis un quart de siècle, les évolutions de notre société industrielle : on cherchait visiblement à remplacer les garanties qui, malgré les plus graves inconvéniens, découlaient du régime des corporations antérieur à 1789; mais quel résultat utile espérer de ces aspirations dans un moment où elles se manifestaient par le désordre et la violence? Si on veut que l’union des intérêts identiques puisse devenir une utile sauvegarde, il faut qu’elle s’accomplisse dans le calme et qu’elle se rattache à l’intérêt général. Autrement, loin d’apporter aux classes ouvrières quelques élémens de sécurité et de bien-être, elle engendrerait autour d’elles, en semant l’inquiétude et en paralysant le travail, mille causes de ruine et de misère. S’emparant avec une audacieuse habileté des idées qui séduisaient les masses, les meneurs politiques s’efforçaient d’irriter les âmes et d’armer les bras. Ils voulaient organiser les travailleurs, mais les organiser comme s’ils avaient eu devant eux un ennemi implacable à combattre. La population, ainsi remuée, fut bientôt envahie par les doctrines socialistes, qu’elle ne comprenait point, mais qui flattaient son double désir de recevoir de plus forts salaires et de s’affranchir de toute dépendance vis-à-vis des fabricans. Au fond, les rubaniers stéphanois n’appartenaient pas plus au socialisme par les habitudes de leur vie que par leurs traditions morales. S’ils regardaient d’un œil jaloux les propriétaires, ce n’était pas en haine de la propriété privée, c’était par regret de ne pas être au nombre de ses détenteurs. Affectionnant passionnément son chez-soi, ambitieuse d’avoir sa maison,