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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/506

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et dans leurs mouvans abîmes, les rameurs penchés et redressés en cadence, les cris des officiers dictant les manœuvres, et dans le fond, comme un énorme animal qui suit de loin sa couvée en péril, le Pequod au pont d’ivoire avançant sous ses voiles blanches.

Cependant l’écume des flots semble devenir plus brillante : c’est que le ciel se couvre de nuages, de ces nuages chargés de vent et de pluie que les marins appellent « des bouillards. » Une rafale menace. Les baleines se séparent, et chaque barque est entraînée dans un sillage différent. On se perd de vue ; mais d’une chaloupe à l’autre les cris partent encore. — Debout ! — Ce seul mot prononcé par Starbuck d’une voix brève et sourde fait dresser le harponneur Queequeg comme si une décharge électrique l’avait atteint. Pas un homme dans la barque qui ne devine une crise imminente. N’entend-on pas, en effet, sous la mer, un bruit semblable à celui que feraient cinquante éléphans se roulant sur leur litière ? Et les vagues dressent en sifflant leurs crêtes écumantes comme les monstres fabuleux du poème antique. — Ici !… le voilà… frappez ! — C’est Starbuck qui parle, montrant du doigt à Queequeg une éminence blanchâtre qui se dessine à fleur d’eau. Une brusque et sifflante vibration annonce que le harpon a traversé l’air : mais au même moment la poupe de la barque est soulevée comme si elle eût touché sur un récif : versée à l’avant, elle semble heurter une autre muraille de rochers. La voile éclate et se rompt ; l’équipage, balayé, roule pêle-mêle dans la mer. La baleine, à peine effleurée, fuit dans la rafale.

La pirogue est sauvée, bien que submergée un moment. Autour d’elle, ses matelots nagent après leurs rames qu’ils rattrapent et jettent par-dessus le plat-bord, puis eux-mêmes remontent, trempés, sur leurs bancs ruisselans d’eau et se hissent à l’arrière de la barque, encore abaissée sur les flots en ligne à peu près perpendiculaire. Ramer serait peine perdue, les rames ne servent plus que comme ressource de sauvetage. On hèle, mais en vain, les autres embarcations aux prises avec la mer déchaînée. Starbuck, faisant sauter le cordon de la caque aux allumettes, réussit, non sans peine, à allumer une lanterne qu’il fixe au bout d’une perche, et qui, remise à Queequeg, constitue le seul signal de détresse que le tumulte des vagues et l’obscurité du ciel permettent à ce moment d’arborer. Mais lui-même sait bien à quoi s’en tenir sur ce dernier moyen, employé en désespoir de cause. Les heures se passent ; la nuit s’achève ; l’aube perce les brouillards de quelques lueurs indécises. Depuis longtemps déjà l’inutile lanterne gît, écrasée, au fond de la barque. Tout à coup on entend un bruit sourd de bois qui craquent, de cordages qui grincent en glissant l’un sur l’autre. Une masse noirâtre se dessine vaguement dans la brume épaisse : c’est le Pequod, à quelques mètres de la pirogue, sur laquelle il vient, et qu’infailliblement il va couler