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quelques instans : bulle de savon colorée de son aimable souffle, qui s’évanouit en touchant la terre. Elle se mit à songer à Sidi-Pontrailles.

Vous voyez que j’entre en plein dans mon sujet. Je dirai tout à l’heure, pour ceux qui connaissent à peine l’Afrique, ce qu’est Sidi-Pontrailles. Je vais dire tout de suite, pour ceux qui n’ont jamais connu Paris, ce qu’est Mme de Bresmes.

Anne de Bresmes est la fille de ce vieux marquis de Bresmes qui se faisait pardonner une fortune comme celle de Fouquet par un incomparable cœur et un esprit comme celui d’Hamilton. M. de Bresmes mourut en 1830. Il avait été mortellement atteint par le malheur d’un roi dont il était l’ami. Anne, qui était alors un enfant, fut élevée par sa tante, la princesse de Cerney.

Je ne voudrais point médire de la princesse de Cerney ; elle est morte récemment comme une sainte, on me l’a affirmé, et je le crois. Seulement je ne puis pas m’empêcher de remarquer qu’à l’opposé de la plupart des élus, elle est arrivée par les plus riantes voies au paradis. Elle avait reçu en partage une merveilleuse beauté, qu’elle avait administrée, c’est bien le mot, comme les gens qui recueillent des éloges ici-bas administrent leur fortune, avec une prudente libéralité. Elle traitait les grandes passions comme les courans d’air; elle prétendait qu’on ne pouvait mettre trop de soin à s’en garantir. Ce qu’elle protégeait, ce qu’elle recherchait, c’était un amour sociable, modéré, enclin à l’enjouement, ami de la paix, qui, semblable à l’ombre de Ninus dans la Sémiramis de Voltaire, entre et disparaît sans inspirer de terreur à personne. Jusqu’à son dernier jour, on l’avait vue entourée d’une troupe disciplinée d’adorateurs qui échangeaient entre eux les plus bienveillans sourires. On a dit bien souvent de sa maison : C’est le dernier salon où l’on cause encore; mot que, pour ma part, j’ai entendu appliquer déjà tantôt à un salon, tantôt à un autre. Le fait est qu’on trouvait chez elle tous les soirs cette conversation destinée à vivre aussi longtemps que le monde, cet invariable, ce traditionnel menuet qu’exécutent entre eux certain nombre d’esprits persuadés pour leur bonheur qu’à chaque instant ils inventent des figures imprévues.

Vous comprenez, n’est-ce pas, l’atmosphère où Anne grandit et se développa? Anne était faite pour vivre dans cette région, comme Mignon pour respirer l’air de l’Allemagne. Puisque j’ai nommé cette adorable création de Goethe, je dirai que Mlle de Bresmes lui ressemblait. Elle avait des formes délicates et grêles ; son abondante chevelure, aux ondes noires baignées de lumineux reflets, avait l’air d’être trop pesante pour sa petite taille. Ses grands yeux sombres, aux teintes azurées, faisaient rêver des pays ardens. Son âme était bien celle qu’annonçait sa gracieuse enveloppe. Il y avait dans ce joli corps une vie passionnée qui pendant longtemps s’était révélée à