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sont cosmopolites ; on joue aussi la Bohémienne. Cette bohémienne est la Esméralda de M. Victor Hugo : les personnages de Notre-Dame-de-Paris sont venus jusqu’ici. Je ne suis pas allé au théâtre, parce que j’ai été conduit dans un concert par souscription, où j’ai entendu une bonne pianiste et un assez bon violon. Celui-ci est, m’a-t-on dit, un négociant ruiné. L’orchestre était composé d’amateurs allemands ; puis l’on a dansé et valsé à peu près comme à Paris ; seulement, autour de moi, on ne connaissait pas beaucoup cette population nouvelle, qui demain sera peut-être ailleurs. L’Américain ne s’attache pas volontiers au sol, et cependant il a très énergiquement le sentiment national. La patrie, c’est pour lui d’abord l’Union tout entière, et ensuite le point du pays où il se trouve, mais seulement tant qu’il y reste ; car il connaît le patriotisme de clocher, seulement il change volontiers de clocher.

Avant de quitter Chicago, j’ai voulu au moins entrevoir la prairie. Pour cela, j’ai pris un chemin de fer qui la parcourt jusqu’à une certaine distance. Je suis descendu à une station en plein désert. Il n’y a pas de bureau, comme on peut croire ; il n’y a pas de maison, il n’y a pas d’arbres. Là-bas, j’aperçois une petite case rouge : elle m’apparaît comme la dernière habitation ; au-delà il n’y a plus que les plaines sans fin. Pas un bruit, pas un mouvement ; le ciel semble, comme sur l’Océan, plonger derrière l’horizon. C’est de ces plaines que M. Bryant, poète américain, a dit : «Elles s’étendent si loin, que c’est une hardiesse au regard de plonger dans leur étendue. » Je me rappelle les beaux vers dans lesquels il a chanté l’intérieur de ces immenses steppes dont je foule les bords, mais où du moins je peux m’écrier comme lui : Je suis dans le désert seul !

And I am in the wilderness alone.

Après avoir passé deux heures au sein de cet espace vide et sans limite, j’entends le bruit lointain du train, je vois la fumée s’élever et courir à travers la solitude ; je remarque alors le fil du télégraphe électrique qui la traverse ; je ne comprends plus que j’aie pu me sentir si éloigné, si seul, et je reviens à Chicago, où j’arrive à temps pour passer une très agréable soirée à entendre de la musique et à prendre des glaces dans la jolie habitation de M. Ogden.


J.-J. Ampère.