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comme celle des hommes politiques, aux événemens publics ; elle n’est accidentée que des faits communs aux existences ordinaires ; c’est une raison pour qu’elle nous intéresse davantage. Vivant de notre vie, ils sont les interprètes et les enchanteurs de nos passions ; ils divinisent nos émotions ; ils nous fournissent l’expression anoblie et colorée des sentimens dont nous sommes possédés. Au moment où l’image splendide ou gracieuse nous éblouit ou nous charme, nous voudrions voir de nos yeux la scène, le paysage où elle s’est peinte sur la fantaisie du poète. Quand ses accens brûlans et mélodieux nous vont à l’âme, nous voudrions savoir pour qui et au milieu de quelles circonstances son cœur a crié. Que ne donnerions-nous pas pour connaître la vie intime de Catulle ou de Virgile ! Le talent de Thomas Moore était de ceux qui éveillent dans les lecteurs quelque chose de cette curiosité sympathique.

Dans le cycle de la poésie anglaise de ce siècle, Moore n’a eu de supérieurs que Scott et Byron. C’était par-dessus tout un poète lyrique. Il était Irlandais. Il avait au plus haut degré les trois qualités caractéristiques de l’esprit irlandais : la pétulance spirituelle, la note mélancolique, le luxe asiatique de l’imagination. Il avait débuté par des poésies légères et voluptueuses, imprégnées des parfums d’Anacréon, de Catulle et de l’Anthologie. Il avait écrit ensuite sur des airs nationaux de l’Irlande des chansons rêveuses, colorées, ardentes, toutes pénétrées des malheurs et des grâces de sa patrie. C’étaient de petits poèmes en deux ou trois couplets. Chacun de ces poèmes était un sourire entre deux larmes, une larme entre deux sourires, un motif d’amour ou de patriotisme touché avec une exquise tendresse de sentiment, développé avec une imagination fraîche et facile, chanté dans la langue la plus musicale que jamais poète anglais ait parlée. C’est de quelques-unes de ces chansons que Byron disait : « Elles valent toutes les épopées qui aient jamais été composées. » Les Mélodies irlandaises firent la popularité de Tom Moore. Plus tard, il composa les trois épisodes qui forment le poème de Lalla-Rookh. Moore dans Lalla-Rookh se plongea en plein Orient. C’était toujours la même sensibilité suave, mais cette fois surchargée des richesses d’une fantaisie débordante : une profusion, dans le style, dérouleurs, de splendeurs et de parfums asiatiques, à défrayer dix volumes d’Orientales. Mais Moore n’avait pas été un poète séquestré dans son cœur et dans son imagination. Il était de son temps, de son pays, et comme son pays était un pays libre, il était aussi de son parti. Ses Mélodies irlandaises avaient plaidé la cause de l’Irlande dans tous les salons d’Angleterre où se rencontraient une jeune miss et un piano. Moore mit d’autres armes au service de sa cause : il lança contre les puissans et les rétrogrades de son temps des satires acérées et d’une excellente verve comique. Il y avait encore dans Moore quelque