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les moins punis exclus des grades universitaires et par conséquent des carrières libérales. Ces martyrs du patriotisme malheureux laissèrent dans l’âme de Moore des sentimens impérissables de sympathie et d’admiration. Les scènes de désolation et de terreur qui se passèrent alors sous ses yeux demeurèrent vivantes dans sa mémoire ; elles ont donné à plus d’une mélodie irlandaise l’accent de la douleur et de la révolte.

Pourtant Moore était jeune, friand de plaisirs. Les mauvais momens de la politique sont toujours suivis par des fougues d’amusemens. Moore ne demeura pas longtemps assombri par les malheurs auxquels il venait d’assister. Il poursuivit ses succès de société. Sa réputation de chanteur lui ouvrit les premiers salons de Dublin. Il prit à l’université le gracie de bachelier ès-arts. Il termina sa traduction d’Anacréon. Enfin en 1799, à l’âge de dix-neuf ans, il partit pour Londres sous prétexte de se faire immatriculer au Temple et de commencer ses études d’avocat.

Ils sont plus intéressans qu’ils ne pensent eux-mêmes, ces Christophe Colomb de vingt ans quittant pour la première fois leur province et l’humble maison paternelle pour aller chercher, à travers l’océan de Londres ou de Paris, cette chose miroitante et incertaine, leur vie. Le départ de Moore donna lieu à des scènes touchantes. La petite somme qu’on destinait à son séjour de Londres avait été amassée sou à sou depuis des mois. La mère du poète eut la précaution de coudre les guinées qu’on lui confiait dans la ceinture de son pantalon. La pieuse femme, à l’insu de son fils, attacha un scapulaire à un autre vêtement. Ainsi lesté et protégé par la religion de sa mère, Moore arrive à Londres. C’est ici que s’arrêtent les mémoires qu’il avait commencés. Le fil conducteur par lequel nous pouvons suivre sa vie, il faut le chercher maintenant dans ses lettres, la plupart adressées à sa mère, à laquelle il écrivit, tant qu’elle vécut, deux fois par semaine.

Moore ne garda pas longtemps à Londres la gaucherie du provincial. Il demeura d’abord près de Portman-Square, quartier où campait une fourmilière de pauvres émigrés français. Sa chambre était contiguë à celle d’un vieux curé dont le lit était placé tête à tête avec celui de Moore, et comme la cloison était fort mince, le jeune Irlandais ne perdait pas un ronflement du bonhomme. L’étage au-dessous était occupé par un évêque, lequel, recevant beaucoup de visites, mais n’ayant pas de domestique, avait suspendu un tableau dans le vestibule de la maison, sur un côté duquel ces mots étaient, écrits en gros caractères : « L’évêque y est, » et sur l’autre : « L’évêque n’y est pas, » en sorte qu’en regardant le tableau les visiteurs connaissaient tout de suite leur sort. L’avantage que trouvait