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100 livres sterling, lui fut offerte. Une seule considération, les besoins de sa famille, le fit hésiter un instant, malgré sa répugnance, mais son père lui ayant rendu de ce côté sa liberté d’action, Moore refusa : il ne voulut pas s’enchaîner aux conditions blessantes pour son indépendance que l’on mettait à cette faveur. Tous ses amis lord Moira lui-même, approuvèrent sa résolution. Son éditeur, Carpenter, lui témoigna dans cette circonstance une libéralité remarquable. Lorsqu’il sut le motif qui avait un instant arrêté Moore, il lui dit qu’en dehors des affaires commencées entre eux, il aurait toujours, tant qu’il en aurait besoin, 100 livres sterling par an à son service. Moore ne perdit rien pour avoir refusé le laurier officiel. Trois mois après, lord Moira lui fit obtenir une position qui l’obligeait à s’éloigner de l’Angleterre, mais qui paraissait devoir être lucrative ; c’était une place de contrôleur des prises aux Bermudes.

Shakspeare a placé aux Bermudes la scène d’une des plus ravissantes de ses comédies fantastiques, la Tempête. Moore n’était-il pas heureux d’aller vivre dans les jolies îles peuplées des chants suaves d’Ariel ? Il le crut en arrivant dans ces vertes et odorantes cyclades de l’Océan. C’était une nature telle qu’un poète l’aurait créée à l’image de ses rêves. Moore salua, d’abord avec enthousiasme ces îles coquettes, couvertes de cèdres et d’orangers, égrenées comme des émeraudes sur la vaste mer argentée qui se teignait de leur verdure en venant s’endormir dans leurs canaux et dans leurs baies. De loin, quand sur les croupes vertes des collines il apercevait les habitations « blanches comme les palais des gnomes de Laponie, » et sur les murs desquelles les cèdres découpaient : des colonnes fantasques, Moore, aidé dans son illusion par sa poétique myopie, croyait voir de petits temples grecs au fond des bois sacrés. Les déceptions vinrent vite. D’abord les îles d’Ariel n’étaient habitées que par les enfans de Caliban. Les temples grecs de son imagination n’abritaient que des nègres hideux. « Ne vous étonnez pas, chère mère, écrivait Moore, que je tombe amoureux de la première jolie figure que je rencontrerai à mon retour. La divine face humaine a prodigieusement dégénéré en ce pays, et si j’étais peintre et que je voulusse conserver en moi l’idéal de la beauté immaculée, je ne souffrirais pas que la plus brillante belle de Bermude vînt laver ma vaisselle. » Second ennui : pas de société dans le royaume de Prospero, pas une âme où s’épancher, un esprit avec qui causer ; pour toute musique, une mauvaise épinette. Comment supporter cette brusque chute des routs de Londres de la fréquentation de l’aristocratie la plus riche et la plus éclairée de l’Europe, à la barbarie et au néant ? Troisième déboire : les fonctions de la place occupée par Moore étaient insipides, il fallait passer son temps à interroger des maîtres d’équipage, des matelots, etc. Quatrième