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lord Moira le prit à part. « Avec sa manière délicate, raconte Moore, il m’interrogea sur l’état de mes affaires pécuniaires, et, lorsque je lui dis que j’avais tout espoir d’aller confortablement, il répondit : — Je voulais savoir seulement si vous n’aviez pas quelque besoin présent ; quant à l’avenir, je ne doute pas qu’il n’y ait prochainement en politique un changement qui nous remettra tous sur nos jambes. » Le changement arriva bientôt, en effet, et ce fut la dernière alerte, la crise finale de Moore du côté de l’ambition politique. Le prince de Galles, dont lord Moira était l’ami personnel, était alors régent ; il avait rompu avec son ancien parti, les whigs. Lord Moira, homme honnête, mais faible, vit cette rupture avec douleur, mais se crut obligé de rester l’ami du prince qui avait trompé ses espérances politiques. Cette déception, la situation fausse où elle le plaçait vis-à-vis de son parti, lui rendaient pénible le séjour de l’Angleterre. D’ailleurs ses affaires étaient dérangées, il avait besoin, pour les rétablir, d’un voyage sur le continent ou d’une grande place. Le prince régent le nomma gouverneur-général de l’Inde, et lord Moira accepta ce splendide exil. Cet événement produisit un grand émoi dans le petit cottage de Kegworth. Le gouverneur-général de l’Inde dispose de situations considérables. Moore croyait toucher à l’échéance des promesses de lord Moira ; il s’attendait à être emmené dans l’Inde par le nouveau proconsul, avec la promesse d’un grand emploi. Ses châteaux en Espagne furent promptement renversés. La cour avait imposé ses protégés à lord Moira pour les places qui étaient à la nomination du gouverneur-général. Le pauvre lord, confus, expliqua à Moore d’une façon embarrassée son impuissance. Seulement, il lui dit qu’il demanderait aux ministres de réserver à Moore, en Angleterre, la première place à sa convenance, comme un échange de ce que lui, lord Moira, pourrait faire dans l’Inde pour leurs protégés. Moore repoussa cette offre avec une noble indépendance. « De vos mains, mylord, répondit-il, je recevrais tout, et peut-être sera-t-il encore en votre pouvoir de m’être utile ; mais je vous prie de ne point prendre la peine de réclamer pour moi le patronage des ministres : j’aime mieux lutter, comme je fais, que d’accepter quoi que ce soit qui pût me lier la langue sous un gouvernement comme celui-ci. » - Ainsi finissent, ajoutait Moore en racontant son entrevue, les longues espérances que j’avais mises dans le comte de Moira, chevalier de la Jarretière, etc. — La conduite de Moore fut applaudie par les whigs ; les hommes importans du parti en conçurent une haute estime pour son caractère. Ils ne savaient pas à quel point la dignité du refus de Moore méritait leur admiration et leur sympathie. Au moment où il rejetait les offres de lord Moira, Moore était dans une telle pénurie, qu’il écrivait à son éditeur Power : « Vous m’obligerez,