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répondait à sa richesse et à son importance. Malheureusement l’air circulait à peine à l’abri de ces hautes murailles et au milieu de ces maisons contiguës. Les canaux à demi comblés laissaient échapper des miasmes infects. Le climat faisait chaque année des milliers de victimes. Le général Daendels conçut, en 1808, un projet qu’il accomplit avec la rare énergie de son caractère. Décidé à couper le mal dans sa racine, il fit raser les murs et la citadelle de Batavia : il ne se contenta point d’assainir ainsi l’ancienne ville, il voulut en fonder une nouvelle. À trois milles environ du rivage, sur un terrain déjà élevé de 30 pieds au-dessus du niveau de la mer, il fit construire de vastes casernes, d’élégantes habitations pour les officiers, et un immense édifice destiné à devenir le palais du gouverneur-général, mais dans lequel M. Van der Capellen, effrayé des proportions de ce monument disgracieux, établit pendant son gouvernement les bureaux de l’administration. Cette cité militaire reçut le nom de Weltevreden. Dès l’année 1816, elle menaçait d’un entier abandon la vieille ville. Les employés avaient donné le signal de l’émigration. Les négocians les suivirent. De charmantes villas se groupèrent de toutes parts autour du nouveau quartier fondé par le général Daendels, et la ville maritime ne fut plus visitée par les Européens que pendant les heures destinées aux affaires. Batavia aujourd’hui a en partie disparu ; un grand nombre de maisons tombaient en ruines, on s’est hâté de les démolir. On n’a respecté que les rues principales où de vastes hôtels serrés l’un contre l’autre élèvent encore dans l’air un double et triple étage. En pénétrant sous ces voûtes épaisses depuis longtemps dépouillées de leur magnificence, en gravissant les larges escaliers de pierre qui me conduisaient d’un comptoir à une chambre encombrée de barriques de sucre ou de sacs de café, je m’étonnais du caractère de solidité et de durée qu’avaient osé imprimer à leurs demeures les premiers colons hollandais. Il fallait que l’esprit de ce siècle fût bien empreint des idées de grandeur héréditaire pour que les fondateurs de Batavia songeassent à ériger de pareils monumens sur un sol où la vie humaine était pour les Européens si précaire et si courte[1].

De la vieille ville de la compagnie, il ne subsiste plus aujourd’hui dans son intégrité que le campong chinois. Ce quartier, habité par

  1. Je retrouve encore dans les mémoires inédits de mon père le souvenir du faste que déployaient à cette époque dans leurs gouvernemens les employés supérieurs de la compagnie des Indes. « Nous étions depuis très peu de jours à Sourabaya, lorsque le gouverneur de cette partie de l’île fut appelé à Batavia pour y siéger au conseil de la haute régence. Son remplaçant, M. Hogendorp, homme d’esprit et de cœur, parlant toutes les langues vivantes et joignant à une instruction profonde une physionomie des plus gracieuses, avait de plus à nos yeux le mérite de beaucoup aimer les Français. Nous n’eûmes donc qu’à nous louer de ses procédés affables. Il ne donnait pas une fête que nous n’y fussions invités. Son hôtel nous était tous les jours ouvert, et chaque soir nous y étions accueillis avec l’urbanité la plus flatteuse. M. Hogendorp étalait dans son gouvernement un faste asiatique. Sa garde était composée de cavaliers vêtus d’un élégant uniforme. M. Hogendorp ne sortait qu’en voiture à six chevaux et toujours suivi d’une nombreuse escorte. Dans les fêtes auxquelles nous étions conviés, deux esclaves jeunes et belles étaient affectées au service de chaque convive, et une excellente musique se faisait entendre pendant toute la durée du repas. » Par une singulière coïncidence, j’ai eu le plaisir de rencontrer à Batavia le fils du général Hogendorp, devenu lui-même conseiller des Indes après avoir été l’un des plus braves officiers de l’armée française.