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années à la pratique de la médecine, et il s’est arrêté à Chilicothe. Il m’invite à entrer dans sa maison pour voir sa curieuse collection de coquilles de l’Ohio et goûter le vin de Catawba, le Champagne américain[1], dont la saveur est encore un peu sauvage, mais qu’on pourra perfectionner. Là, sur des tablettes, je trouve les Animaux fossiles de Cuvier, la Chimie de Berzelius, des livres de géologie et aussi des poètes, Gray, Shakspeare, et par hasard un crâne humain au-dessus des œuvres de lord Byron.

Je ne crois pas qu’il y ait sous le soleil deux natures d’homme plus différentes que l’Yankee et l’Allemand : l’un tout pratique, tout positif, homme d’action, d’énergie, presque toujours avec un but matériel ; l’autre tout intellectuel, tout idéal, homme de spéculation, parfois de rêverie, vivant pour la science et par la pensée. Il n’est pas surprenant que ces deux peuples si différens, bien qu’ils soient l’un et l’autre d’origine germanique, aient beaucoup de peine à s’entendre et à se convenir réciproquement. Cependant la population des États-Unis reçoit chaque année une forte couche de population allemande. Les Allemands comptent maintenant dans l’Union par millions[2], et lui fournissent une classe en général très laborieuse et très respectable d’agriculteurs. Celle-ci a moins de peine à se fondre dans la nationalité américaine que les lettrés, et encore remarque-t-on que les émigrans allemands s’agrègent volontiers en associations particulières et conservent assez longtemps leur langage et leurs mœurs. C’est surtout dans les villes que la séparation et l’antipathie subsistent. Je lisais l’autre jour dans un journal qu’à New-York une troupe de ces bandits qu’on appelle des rawdies, et qui remplissent de désordre et de violences pas assez réprimés les quartiers peu fréquentés de cette ville, avait, il y a quelque temps, juré haine aux Allemands et en a tué plusieurs.

En cherchant des antiquités, j’ai rencontré un petit coin de forêt qui, plus qu’aucun autre lieu que j’aie vu jusqu’ici, m’a donné le sentiment de cette beauté tranquille et sauvage qui est celle des forêts primitives ; les arbres qui croissent sur les tertres n’ont pas été abattus, et autour de ces arbres droits et magnifiques serpentent et s’enlacent en lianes ligneuses des vignes vierges de cinquante pieds de hauteur. Quand je cesse de marcher, le silence est complet autour de moi. À quelques pas coulent à travers la forêt, comme enfoncées entre deux grands espaces de verdure, les eaux vertes elles-mêmes

  1. Il y a maintenant plus de 1,300 acres de vignes dans la vallée de l’Ohio. Le principal propriétaire de ces vignobles a fait venir de Paris un homme exercé à la préparation du vin de Champagne. Il en vend cent mille bouteilles par an.
  2. Cette année, l’émigration allemande a égalé en nombre l’émigration irlandaise : toutes deux ont importé environ 120,000 hommes sur le sol américain.