Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/863

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

désastreuse retraite, devrait tout ravager sur son passage et ne laisser que des ruines en se retirant. Qu’on ne dise pas que j’exagère : il n’y a rien de ce que nous croyons avoir appris de neuf en législation, en économie publique, en morale sociale et dans les sciences mêmes, qui ne soit remis en doute, si par ses propres forces la raison humaine ne peut atteindre à la vérité. Je ne parle pas des idées libérales en particulier, je ne parle pas des principes de 89 ; je n’en parle pas, mais j’y pense. Est-il besoin de dire que la nouvelle doctrine les emporte en débris ? Comment le lui reprocher ? Elle n’a, j’en ai peur, été inventée que pour cela.

Mais s’il en est ainsi, quelles sont les conséquences ? Souffrez que je vous les dise, et vous me direz si vous les acceptez. Elles sont graves pour la société entière ; elles le sont pour les fidèles, elles le sont pour l’église elle-même. Supposez que toute voix qui s’élève dise aux hommes que rien de ce qui n’est pas révélation ne mérite foi ni respect ; ces hommes sont des fidèles ou ils n’en sont pas. Pour ceux-ci, leur situation est claire : ayant rejeté la révélation, ils ont tout rejeté. Le divin flambeau est éteint dans leur âme, et, livrés à eux-mêmes dans une nuit funeste, ils n’y marchent qu’à tâtons, non plus guidés par la raison ou la conscience, mais poussés par des appétits ou emportés par des passions. Comme les aveugles chez qui se perfectionnent tous les sens qui restent, ces gens ne se développent plus que dans l’art de la fortune ou du plaisir. Voilà pour les incrédules. Quant aux fidèles, sans doute un asile leur demeure, et qui ne leur envierait alors le saint privilège de croire à quelque autre chose que la volupté ou le profit ? mais le monde n’est pas un monastère, la théocratie n’est pas réalisée. La société laïque est réglée, dirigée, soutenue par une foule de lois et de croyances sur lesquelles l’église et la révélation sont muettes. Tout ce qui s’est accompli, tout ce qui s’est commandé, tout ce qui s’est pensé en dehors de l’autorité sacrée, sur la foi de la raison humaine, dans ces derniers siècles et surtout de nos jours, tout cela est donc vain, tout cela est arrogance et chimère ! toutes les sciences humaines, n’étant qu’humaines, ne méritent que mépris ou pitié ! Il n’y a point en elles de vérité, puisque la seule autorité dépositaire de la vérité n’y commande pas. Vainement la raison veut-elle distinguer entre les opinions, les systèmes, les partis, là condamner, ici absoudre : qu’en sait-elle ? Par elle-même, elle n’atteint pas à la vérité. Que parle-t-on de principes ? il n’y en a pas ; la société temporelle n’en saurait avoir. Elle en a donc manqué depuis soixante ans. Depuis soixante ans, tout est indifférent. La politique est l’empire légitime du scepticisme : ni vrai, ni faux, ni bien, ni mal. Ainsi le scepticisme, en inspirant aux incrédules le culte des faits, aux croyans l’indifférence