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ADELINE PROTAT.

de le flatter dans tous ses désirs, et de mettre le plus de bonheur que je pourrai dans les jours qui lui restent à vivre ? M’a-t-on vue mériter la malice des propos publics par des actes ou des paroles qui témoigneraient que je suis tourmentée par des sentimens au-dessus de mon humble condition ? Encore une fois, et pour la dernière, Madelon, plus un mot, plus une allusion à ce propos. Quant à la parole que vous avez dite tout à l’heure, ajouta Adeline en baissant les yeux, vous avez dépassé toute retenue, toute convenance ; vous avez été injuste en même temps que cruelle… vous m’avez presque injuriée. Dans le monde où j’ai vécu, Madelon, on m’a appris à respecter le grand âge. Ce respect est un hommage que l’on rend partout à l’expérience d’une vie qui s’achève. Laissez-moi vous dire que les vieilles gens doivent avoir le même respect pour la jeunesse en certaines occasions, et tout à l’heure vous en avez manqué avec moi.

Dans la crainte d’embarrasser la Madelon et même le bonhomme Protat, Adeline ne se servait que le moins possible du langage que l’instruction et l’éducation lui avaient appris à parler. Elle s’exprimait ordinairement de façon à ce que tous ses termes fussent compris sans équivoque de ceux à qui elle s’adressait, et évitait avec soin, dans ses conversations avec les gens du pays, de s’attirer le reproche d’être une belle parleuse, qualification épigrammatique qui, au village, signifie ordinairement faiseuse d’embarras. En écoutant la mercuriale qui venait de lui être adressée par sa jeune maîtresse, bien que le ton avec lequel celle-ci l’avait prononcée accusât moins la colère et le dépit que le chagrin réel éprouvé par la jeune fille, obligée de s’exprimer avec une apparence de sévérité, la Madelon demeura quelques secondes tout interdite. Elle roulait dans ses doigts le cordon de son tablier, et semblait se demander en elle-même si ce beau discours n’était pas hérissé de sottises. Tous les gens qui ont le caractère mal fait sont portés à dénaturer l’intention la plus pacifique des mots qu’ils ne comprennent pas sur-le-champ. Dans le seul emploi d’un langage plus correct que le leur, ils voient même une préméditation à les humilier. C’était là un des défauts les plus saillans de la Madelon. Une dureté franchement dite, et comme elle-même savait les dire, lui était moins désagréable à entendre qu’un reproche formulé dans des termes les plus ménagés. Pendant sa courte hésitation, elle eut dix fois l’envie de se jeter au cou d’Adeline, et de lui dire en l’embrassant : — Eh bien ! oui, ma fille, j’ai eu tort. Je t’ai fait du chagrin, pardonne-moi. — Mais au moment où elle allait se décider, l’amour-propre la retenait. Elle voulait bien s’avouer à elle-même qu’elle avait eu tort ; mais il lui répugnait de l’avouer à Adeline. Elle accusait sa maîtresse de ne pas comprendre qu’exiger de sa part l’aveu de ce qu’elle avait pu faire ou dire de