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ADELINE PROTAT.

— faut être bien grands pour être au-dessus de tout le monde, et quand bien même on y serait encore pour de bon au-dessus de tout le monde, c’est souvent plutôt un mal qu’un bien ; car, une supposition : qu’on vienne à tomber, plus qu’on est haut, plus qu’on se fait de mal, donc. C’est-y point ça, mam’zelle ? acheva la Madelon en regardant sa maîtresse avec un coup d’œil si aigu, que celle-ci ne put s’empêcher de rougir et de baisser la tête.

— Que voulez-vous dire ? reprit Adeline, honteuse d’un moment d’embarras, qui pouvait autoriser la domestique à croire que ses insinuations malveillantes lui avaient donné de véritables craintes,

— Ce n’est point besoin de répéter ; vous m’avez suffisamment comprise, dit la Madelon.

— Eh bien ! je vous ordonne de vous expliquer, à la fin, s’écria Adeline.

— Vous n’avez plus droit de rien me commander, puisque je ne suis plus à votre service.

— Vous devez m’obéir tant que vous serez ici, fit la jeune fille.

— Je n’y suis plus, puisque je m’en vas, répliqua l’irascible vieille en détachant son tablier de service qu’elle jeta sur une chaise.

— Madelon ! dit Adeline en adoucissant sa voix.

Et elle regarda la vieille femme, de façon à lui prouver que celle-ci aurait bien peu à dire et bien peu à faire pour que cette scène déplorable fût oubliée.

La servante se méprit sur le sens de cet appel et de ce regard conciliateur ; elle pensa que sa jeune maîtresse, inquiétée par ses propos ambigus, dont elle avait dû deviner le sens, craignait de la voir partir de la maison en emportant la première lettre de son secret. Ce n’était donc pas à la bienveillance naturelle d’Adeline, mais à la peur, que Madelon attribuait cette tentative de retour ; aussi n’eut-elle point égard à cette espèce d’avance, et se retournant brusquement du côté où était la fille du sabotier, elle se borna à lui répondre sèchement : — Mademoiselle !

Une larme vint aux yeux d’Adeline ; mais, par un sentiment d’orgueil justement blessé, elle s’efforça de ne point la laisser paraître.

Quand on commence la vie, de quelque nature qu’elle soit, et quelle que soit aussi la place qu’elle tienne dans le cœur, la rupture de toute affection est pénible, et la jeune fille éprouvait une affection réelle pour la vieille Madelon.

Témoin de l’émotion que sa maîtresse ne pouvait dissimuler entièrement, la servante ne put se défendre, de son côté, d’être réellement émue ; mais, plus expérimentée que la jeune fille, elle sut contenir ce qu’elle éprouvait intérieurement, et pas une ligne de son visage ne démentit sa rigidité.