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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/938

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une influence considérable et jusqu’ici très-peu connue sur un grand événement.

Nous avons laissé l’adversaire de Goëzman vaincu devant le parlement, frappé d’une flétrissure légale, mais triomphant devant l’opinion, entouré d’hommages, accablé de félicitations, et cependant triste au milieu de son triomphe :


« Ils l’ont donc enfin rendu, écrivait-il à un ami quelques jours après la sentence, ils l’ont donc enfin rendu, cet abominable arrêt, chef-d’œuvre de haine et d’iniquité ! Me voilà retranché de la société et déshonoré au milieu de ma carrière. Je sais, mon ami, que les peines d’opinion ne doivent affliger que ceux qui les méritent ; je sais que des juges iniques peuvent tout contre la personne d’un innocent et rien contre sa réputation ; toute la France s’est fait inscrire chez moi depuis samedi !… La chose qui m’a le plus percé le cœur en ce funeste événement est l’impression fâcheuse qu’on a donnée au roi contre moi. On lui a dit que je prétendais à une célébrité séditieuse, mais on ne lui a pas dit que je n’ai fait que me défendre, que je n’ai cessé de faire sentir à tous les magistrats les conséquences qui pouvaient résulter de ce ridicule procès. Vous le savez, mon ami, j’avais mené jusqu’à ce jour une vie tranquille et douce, et je n’aurais jamais écrit sur la chose publique, si une foule d’ennemis puissans ne s’étaient réunis pour me perdre. Devais-je me laisser écraser sans me justifier ? Si je l’ai fait avec trop de vivacité, est-ce une raison pour déshonorer ma famille et moi, et retrancher de la société un sujet honnête dont peut-être on eût pu employer les talens avec utilité pour le service du roi et de l’état ? J’ai de la force pour supporter un malheur que je n’ai pas mérité ; mais mon père, qui a soixante-dix-sept ans d’honneur et de travaux sur la tête, et qui meurt de douleur, mes sœurs, qui sont femmes et faibles, dont l’une vomit le sang et dont l’autre est suffoquée, voilà ce qui me tue et ce dont on ne me consolera point.

« Recevez, mon généreux ami, les témoignages sincères de l’ardente reconnaissance avec laquelle je suis, etc.

« Beaumarchais. »


Cette lettre, qui jure avec l’état d’exaltation et d’ivresse dans lequel on se représente naturellement Beaumarchais au moment où des princes du sang le qualifiaient de grand citoyen, cette lettre avait un but ; elle était adressée au fermier-général La Borde, qui était en même temps premier valet de chambre du roi Louis XV. M. de La Borde aimait les arts ; il composait d’assez mauvaise musique d’opéra[1] ; il était lié avec Beaumarchais, et, jouissant d’un certain crédit par ses fonctions intimes auprès de Louis XV, il défendait de son mieux, contre les préventions du roi, l’audacieux plaideur qu’on appelait alors à la cour le Wilkes français, par allusion au tribun qui, à la même époque, agitait l’Angleterre.

On se souvient que Louis XV avait fait imposer d’autorité à Beau-

  1. C’est lui qui a mis en musique l’opéra de Pandore, par Voltaire.