Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/963

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

fait avéré ? Par ces mots : « si M. d’Éon voulait se travestir, tout serait dit, » M. de Vergennes entend-il que d’Éon est un homme, et qu’il doit s’habiller en femme ? Si la phrase avait ce sens, adressée à Beaumarchais, elle rendrait les lettres de ce dernier complètement inintelligibles, car il insiste perpétuellement sur le sexe féminin du chevalier d’Éon. De plus, cette lettre adressée à Beaumarchais détruirait le système qui, pour expliquer l’erreur de l’agent de M. de Vergennes, consiste à prétendre que d’Éon et le ministre étaient convenus ensemble que les agens chargés de négocier entre eux seraient eux-mêmes abusés sur le véritable sexe du chevalier. Si au contraire, ce qui est plus probable, ce mot se travestir est une expression impropre échappée au ministre et qui veut dire seulement : « M. d’Éon, reconnu femme, devrait s’habiller en femme, » dans ce cas il faudrait en conclure que M. de Vergennes a été trompé comme tout le monde sur le sexe de d’Éon, qu’il considère sa prise d’habits de femme comme une conséquence de la révélation de son sexe, et que s’il en fait une condition de sa rentrée en France, il n’y attache pas cependant une extrême importance. C’est Beaumarchais surtout qui insiste sur ce point :


« Tout ceci, écrit-il au ministre en date du 7 octobre 1775, m’a donné occasion de mieux connaître encore la créature à qui j’ai affaire, et je m’en tiens toujours à ce que je vous en ai dit : c’est que le ressentiment contre les feux ministres (ceux qui l’avaient destitué en 1766) et leurs amis de trente ans est si fort en lui[1], qu’on ne saurait mettre une barrière trop insurmontable entre les contendans qui existent. Les promesses par écrit d’être sage ne suffisent pas pour arrêter une tête qui s’enflamme toujours au seul nom de Guerchy ; la déclaration positive de son sexe et l’engagement de vivre désormais avec ses habits de femme est le seul frein qui puisse empêcher du bruit et des malheurs. Je l’ai exigé hautement, et l’ai obtenu. »


Ces lettres prouvent que c’est Beaumarchais surtout qui insiste sur la prise d’habits comme condition rigoureuse, et dans ce cas, si, comme tout porte à le croire, d’Éon l’a trompé pour se rendre intéressant, il serait assez curieux que ce fût lui, Beaumarchais, abusé par d’Éon, qui fût le principal auteur de la prise d’habits imposée rigoureusement à d’Éon comme condition de sa rentrée en France.

Quoi qu’il en soit, si Beaumarchais, sur la question de sexe, est mystifié par le chevalier, il le bride à son tour sur la question pécuniaire. D’Éon, on l’a vu, pour remettre la fameuse correspondance, demandait la bagatelle de 318,477 livres. Beaumarchais, tout en repoussant ces prétentions absurdes, ne spécifie point de chiffre, et, dans la transaction du 5 octobre 1775 en vertu de laquelle le cheva-

  1. Ce mot en lui ne prouve rien contre l’erreur de Beaumarchais ; il n’est que le résultat de l’habitude où l’on a été jusqu’ici de considérer d’Éon comme un homme.