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tenter de les lui ravir par la force. Ainsi qu’on le disait récemment dans la chambre des communes en Angleterre, c’est comme si une puissance catholique réclamait auprès du gouvernement anglais un droit de protection à l’égard des catholiques irlandais. La différence n’est point aussi radicale qu’on pourrait le supposer ! il n’y a d’autre différence que celle-ci : c’est que l’Angleterre est une grande nation dont les ministres ne recevraient pas même la note diplomatique qui leur porterait ce singulier message, tandis que la Turquie est un pays faible, appauvri, miné par toutes les causes de ruine et d’impuissance. L’intégrité et l’indépendance de ce pays n’en sont pas moins encore inscrites dans le code international de l’Occident. Sans doute, pourvu qu’on n’exagère point cette considération, il y a bien des affinités religieuses qui peuvent appeler la Russie à jouer un rôle spécial en Orient ; mais ce rôle ne saurait être légitime qu’en restant compatible avec l’indépendance de l’autorité du sultan. On a cherché à signaler quelque analogie entre la protection exercée par la France à l’égard des populations latines orientales et le protectorat que la Russie revendique sur les populations grecques. En réalité, cette analogie n’est qu’une fiction. La protection de la France s’exerce à l’égard de quelques populations peu nombreuses, qui ne sont pas même sujettes du sultan, et si elle s’est étendue parfois à des sujets de l’empire, ce n’est qu’avec un caractère officieux. Le protectorat de la Russie au contraire aurait pour effet immédiat de substituer le pouvoir du tsar au pouvoir du sultan sur onze millions de sujets de celui-ci. Nous avons donc le droit de dire qu’au fond du dernier acte de la politique russe il y a simplement une pensée d’usurpation de souveraineté vis-à-vis de la Turquie, et aux yeux mêmes de l’empereur Nicolas, un désir d’agrandissement ne saurait légitimer des hostilités qui n’atteindraient pas seulement la Turquie d’ailleurs, qui mettraient immédiatement l’Europe sous les armes.

Si les prétentions de la politique russe, en effet, sont vis-à-vis de la Turquie une tentative d’usurpation de souveraineté, vis-à-vis de l’Europe elles sont une tentative pour résoudre directement, en dehors des autres puissances, une question qui est, pour ainsi parler, la propriété de tout le monde. Tout vieux et faible qu’il soit, cet empire turc est cependant la clé de voûte de l’équilibre occidental ; bien des sacrifices ont été faits déjà au maintien de son indépendance, et, plus que tout autre pays, la France a pu sentir en certains momens le poids de ces sacrifices. Ce n’est point précisément par amour pour la Turquie qu’on la soutient et qu’on l’étaie périodiquement ; c’est parce que, telle qu’elle existe, elle est nécessaire au repos du monde, c’est parce que son indépendance est la garantie de la paix continentale ; c’est parce qu’en restant debout, elle empêche les intérêts, les rivalités, les ambitions des peuples et des gouvernemens de s’étreindre dans un choc formidable, dont la civilisation pourra frémir quand il éclatera. Aussi, toutes les lois que quelque incident vient mettre d’une manière trop visible en péril cette indépendant e de l’empire ottoman, il se répand aussitôt une sorte d’anxiété universelle ; dans des conditions semblables, dans les circonstances générales où se trouve l’Europe, est-il d’une politique prévoyante et élevée d’aller au-devant de ces terribles conflits, de les brusquer en précipitant des solutions qui ne peuvent être que l’œuvre du temps ? c’est là une question qu’ont à se poser tous les gouvernemens. Quant à l’Angleterre et à la France, elles semblent en ce moment