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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/1124

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aussi de son histoire dans Saint-Preux ; il dit lui-même dans ses Confessions qu’il s’est représenté dans Saint-Preux. Je sais bien que dans presque tous les romans les romanciers aimant à se peindre eux-mêmes, tantôt en pied, tantôt en buste ; les anciens peintres aimaient à se mettre eux-mêmes dans un coin de leur tableau. Ainsi font les romanciers : ils écrivent devant leur miroir ; ils s’y voient, ils y voient leur vie, tout cela en beau. Qui se regarde en effet au miroir, si ce n’est pour se voir en beau ? Ce n’est pas là seulement l’effet de la vanité, c’est un sentiment meilleur et plus simple. Nous avons tous, qui que nous soyons et de quelque manière que nous ayons vécu, l’idée d’un moi meilleur que nous et qui aurait pu être notre moi, l’idée d’une vie plus heureuse et plus sage que la nôtre, et qui aurait pu être notre vie. C’est ce moi charmant et imaginaire que nous aimons à mettre dans nos héros de roman ; c’est cette vie meilleure aussi que la nôtre que nous mettons dans leur histoire ; cela nous console des faiblesses de notre caractère et des malheurs de notre vie de créer des héros qui soient sages et heureux, à défaut de nous-mêmes. Voilà, disons-nous, ce que nous aurions été, si le sort l’avait voulu. Ce sentiment, meilleur que la vanité et aussi naturel au cœur de l’homme, est celui qui a poussé Rousseau à se peindre dans son roman. Il ne s’est pas toujours peint en beau, dira-t-on : oui, à prendre Saint-Preux pour le représentant de Rousseau, — Rousseau, à nos yeux, ne s’est pas toujours peint en beau ; mais il croyait peindre Julie en beau quand il la peignait d’après Mme de Warens embellie et rajeunie, et il croyait lui-même se peindre en beau en prêtant à Saint-Preux ses sentimens et ses aventures. Rien ne montre mieux ce défaut d’élévation et de délicatesse qui est la plaie de Rousseau, et qu’il a essayé en vain de remplacer par je ne sais quel enthousiasme déclamatoire pour la vertu, que la bonne foi qu’il a mise à créer ses héros d’après lui-même, prêtant à Julie les sentimens de Mme de Warens et les siens à Saint-Preux, sans croire en cela leur faire tort, et ne doutant pas un instant qu’ils ne fussent beaux et intéressans, puisqu’ils lui ressemblaient.

L’illusion de Rousseau, après tout, est naturelle ; mais comment le XVIIIe siècle put-il s’y tromper ? Comment Julie et Saint-Preux purent-ils passer pour des héros de tendresse pure et délicate ? Comment pouvait-on trouver l’expression de l’amour élevé et généreux dans Julie et dans Saint-Preux ? Cette erreur du XVIIIe siècle, qui excuse et autorise l’erreur de Rousseau, s’explique par l’état des idées et des mœurs pendant la première moitié du XVIIIe siècle.

Je ne prends pas toujours les romans pour la fidèle expression des mœurs du temps : ils expriment souvent l’imagination de la société plus que ses mœurs, ils disent plutôt ce que la société aimerait à