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pour ces héros qui faisaient de la morale sans renoncer aux douceurs de l’amour, qui se piquaient même de prendre leur vertu dans leur amour, et d’être d’autant plus honnêtes qu’ils étaient plus passionnés. La société aimait à se trouver purifiée sans se convertir : elle se prêtait de bonne grâce à un repentir qui n’était pas une mortification.

Il y a dans la Nouvelle ¨Héloïse deux erreurs qui font les deux parties du roman : la première, c’est que l’amour inspire la vertu ; la seconde, c’est que la sagesse humaine suffit pour donner aussi la vertu. Examinons rapidement le roman en suivant cette division.

Ç’a été de tout temps la prétention de l’amour, et cette prétention lui fait honneur, de ne pas vouloir seulement être un plaisir. Comme l’amour anime et échauffe l’âme, il est tout naturel que l’âme prenne le surcroît de vie qu’elle se sent pour un surcroît de force, et qu’elle se croie plus haute, se sentant exaltée : c’est une erreur. L’amour ne change pas les âmes ; il ne fait pas que les mauvaises deviennent bonnes ; il fait seulement peut-être que les bonnes deviennent meilleures, et cela, par ce surcroît de force que l’amour donne à l’âme. On est en amour ce qu’on est partout ailleurs : doux si on est doux, ardent si on est ardent ; seulement on l’est mieux. On n’est pas autre que soi ; mais on est un peu plus que soi. C’est un état de l’âme où nos facultés, sans changer de nature, changent de degré, et s’élèvent ou s’excitent par une sorte de mouvement Instinctif. C’est même là, pour le dire en passant, ce qui rend les amoureux si séduisans tant qu’ils aiment et tant qu’ils sont aimés. Il y a alors en effet double cause pour qu’ils charment. D’abord ils valent mieux parce qu’ils aiment et que l’amour les inspire, ensuite ils valent mieux parce que tout ce qu’ils disent et tout ce qu’ils font est pris en bonne part ; mais ôtez l’amour, tout change : quelle langueur d’esprit ! quelle banalité de langage ! Quoi ! c’est là l’homme que j’aimais et qui m’aimait ! — Non, ce n’est plus le même homme, car il ne vous aime plus ; il n’est plus ce qu’il était. Ce n’est pas votre amour seulement qui lui faisait crédit, c’est son amour aussi qui lui prêtait beaucoup, et qui aujourd’hui, étant parti, ne lui prête plus rien et le laisse à sa pauvreté naturelle. Les amans qui ne le sont plus sont souvent étonnés d’avoir pu s’aimer, ils rougissent de leur choix, et en cela ils sont injustes l’un envers l’autre. Ils se voient aujourd’hui tels qu’ils sont, froids et mécontens : ils se voyaient autrefois tels qu’ils étaient, aimables et heureux, grâce à l’amour ; mais ces grâces d’état et du moment ne sont pas des vertus. Les amans le croient pourtant, et presque tous se tiennent pour bons, parce qu’ils sont tendres. Quant à Saint-Preux, dont l’amour échauffe le cerveau plus que le cœur, il est tout près de se prendre pour un héros ou pour un