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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/119

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ADELINE PROTAT.

souviens-toi de ceci, c’est que dans les arts il y a deux choses qui, mal employées, sont plus nuisibles que salutaires : c’est trop de chance et trop de louanges.

— Ah ! monsieur, s’écria un des jeunes gens avec un accent de doute, nous essaierons de le faire connaître.

— Pas trop tôt, continua Lazare ; ce serait une imprudence. Je veux mettre ce jeune garçon en garde contre les précoces séductions de la vogue, — une maladie du talent qui menace tous les débutans. — S’il a de la patience et de la volonté, il pourra faire venir à lui comme on vient à un artiste, sans aller aux autres comme une curiosité ; mais sera-t-il patient ?

— J’en doute, murmura Cécile à l’oreille de Lazare ; voyez comme il se gonfle.

— Et voyez comme Adeline le regarde, ajouta Lazare avec dépit.

— C’est bien naturel, répliqua la jeune femme ; elle est fière de son fiancé en attendant qu’elle soit glorieuse de son mari. Ils seront bien ensemble alors, aussi orgueilleux l’un que l’autre.

En écoutant tout ce qui venait d’être dit à propos de Zéphyr, et en voyant cinq ou six jeunes gens confirmer ce qu’elle avait déjà entendu dire du talent de l’apprenti, Adeline en effet le regardait avec des yeux étonnés, et ne dissimulait pas la joie que lui faisait éprouver le soudain changement de fortune de celui à qui elle portait l’intérêt d’une bonne sœur.

— Venez donc nous montrer la Gorge-au-Loup dans tous ses détails, dit Cécile à Lazare, dont elle prit le bras avant même qu’il eût osé le lui offrir. Et elle se mit à marcher devant, tandis qu’Adeline, avertie par un regard de son amie, prenait de son côté le bras de Zéphyr.

Dans cette promenade, où ils suivaient, à travers ronces et broussailles, les sinueux détours du chemin dit de l'Amateur, tracé de façon à mettre tour à tour le promeneur devant tous les aspects du paysage, Lazare avait continué à donner à sa compagne des preuves visibles d’un dépit qui perçait dans tous ses propos. À chaque instant il se retournait pour regarder derrière lui Adeline, qui semblait engagée avec Zéphyr dans un entretien dont l’apparence pouvait faire supposer à ceux qui les observaient une intimité de langage qui n’existait pas entre eux, car Zéphyr ne comprenait pas un mot aux propos interrompus que lui tenait la jeune fille, en réalité fort préoccupée du couple qui marchait devant elle. Lazare, croyant que la fille du sabotier causait très sérieusement avec Zéphyr, s’était mis lui-même à causer de très près avec sa compagne. Devinant sans doute le motif qui portait Lazare, jusque-là si réservé avec elle, à agir ainsi, Cécile donnait assez franchement la réplique