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ameuter le peuple, sonnait à coups redoublés une cloche qui pesait trois cents pouds. Basile saisit la cloche et enferme le moujik dessous, et ni cloche ni moujik ne donnèrent plus aucun son. Le fils de Buslaï ramène bien vite la victoire de son côté. Les Novgorodiens domptés s’engagent, par écrit signé de tous les posadniks, à reconnaître désormais Buslaev pour leur maître, et à lui payer tribut tant qu’il vivra, chaque année 3,000 pièces d’or, avec un présent de pain et de sol que lui porteront des jeunes filles parées de fleurs… »

On ne saurait offrir une plus frappante peinture de l’anarchie et de la désolation qui remplissaient les villes russes à l’époque des invasions varègues, quand l’histoire nous montre des bandes d’aventuriers scandinaves, souvent à peine aussi nombreuses que celle de Buslaev, rançonnant des cités florissantes. Mais ce qu’il y a de pis, c’est que la poésie populaire ne flétrit pas cet état de choses ; elle accepte le vieux Buslaï comme un homme sans reproche, quoique durant toute sa vie de quatre-vingt-dix ans il n’ait pas daigné dire un seul mot aux moujiks, qui étaient pourtant alors les bourgeois de la Russie, et le fils de cet arrogant Buslaï devient maître suprême à Novgorod. La précaire existence du pouvoir national russe, morcelé entre une quantité de villes et de principautés rivales, est vivement peinte encore dans plusieurs chansons du recueil de Kircha, par exemple dans celle de Dïuk Stepanovitch :

« D’au-delà de la Mer-Bleue, de la riche et belle ville de Galitch, un épervier blanc s’envole ; ses ailes, qui rayonnent, le portent vers Kiœv ; ce faucon de feu, c’est le jeune et illustre héros Dïuk Stepanovitch. Armé à la légère, il ne porte qu’un casque d’or, et sur ses puissantes épaules une cuirasse d’argent pur valant 40,000 roubles ; il monte un cheval alezan pareil à une bête féroce, dont la longue crinière jetée sur le côté gauche tombe jusqu’à terre : il l’a payé 5,000 roubles ; aussi, quand il arrive à une rivière, ne s’inquiète-t-il pas d’y chercher le gué, mais son cheval s’y précipite et la traverse en ligne droite, eût-elle une verste de largeur. Dïuk ne porte qu’un arc doré, et dans son carquois trois cents flèches de pur acier valant chacune 10 roubles, forgées à Novgorod ; pour les rendre plus rapides, on y a fixé avec de la colle de poisson des plumes d’aigles, non pas de ceux qui s’abattent sur les flots du Volga, mais de ces plumes bleues et rouges des aigles de la Kama et de la Mer-Noire, qui se jouent au milieu des tempêtes. Les matelots ramassent précieusement sur mer les plumes que ces aigles laissent tomber dans leur vol. puis ils vont les vendre à travers la sainte Russie aux jolies âmes, aux riches fillettes : c’est ainsi que la mère de Dïuk les a eues pour le prix de 1,000 roubles ; de plus, dans ces flèches précieuses sont enchâssés des diamans qui jettent au loin de la lumière. En voyage, quand le soir approche, Dïuk, pour son repas, abat des oies sauvages et des canards gris ; puis, la nuit venue, il va les ramasser, attiré par les rayons que jettent ses flèches avec leurs diamans enchâssés dans de l’or d’Arabie.

« Dïuk arrive enfin à Kioev… Il monte au palais de Vladimir, entre dans la gridnia (salle des réceptions), se prosterne devant l’image du Christ, puis salue