Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/1240

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du dauphin, que se réduit l’influence du roi sur ce grand écrivain. Pourquoi ne soutiendrait-on pas la thèse contraire : de l’influence de Bossuet sur Louis XIV ? Elle serait assurément plus conforme à la vérité.

Molière avait composé six de ses comédies, quand Louis XIV commença à régner. Qu’héritier d’une charge de valet de chambre du roi il ait été reçu avec bienveillance par Louis XIV, qu’il ait souvent réussi à l’amuser, lui ait été utile pour ses fêtes, et ait parfois employé à composer des divertissemens et des ballets le temps qu’il eût pu consacrer à donner des successeurs au Misanthrope et au Tartufe, tout cela est vrai. Que de plus le roi ait accordé à ce poète, qui était en même temps son domestique, la protection qu’il lui devait contre l’insolence du duc de La Feuillade : tous ces petits traits ont été soit embellis par les biographes ; mais ce sont des services qu’il serait injuste de méconnaître, comme il est ridicule de s’en extasier[1]. Le plus grand service que le roi ait rendu à Molière et aux lettres consiste en réalité à n’avoir défendu que pendant cinq ans la représentation du Tartufe. C’est une chose dont il faut lui être d’autant plus

  1. Il n’est pourtant pas bien certain que le roi ait apprécié comme il le devait le génie de Molière, et quand il demandait à Boileau quel était le plus grand écrivain de son temps, le poète le surprit en lui nommant l’auteur du Misanthrope. Je ne le croyais pas, répondit Louis XIV. Molière, comme Lulli, contribuait aux plaisirs du roi, et c’est surtout à ce point de vue égoïste que Louis XIV semble les avoir associés dans ses regrets. « Il n’y a pas un an, écrivait Grimarest en 1706, que le roi eut occasion de dire qu’il ne remplacerait jamais Molière et Lulli. » On voit jusqu’au bouffon Scaramouche, de mœurs fort scandaleuses, jouir auprès de lui d’une sorte de faveur : c’était quelque chose que de réussir à amuser le grand roi. On a bien souvent rappelé l’anecdote de Louis XIV partageant avec Molière son en cas de nuit, obtenant ainsi de ses valets de chambre qu’ils voulussent bien manger à la même table que l’auteur du Misanthrope et le traiter comme leur égal. Rien de mieux sans doute ; mais d’abord l’anecdote est un peu suspecte : c’est Mme Campan qui, la première, l’a racontée dans ses Mémoires, publiés en 1822, un siècle et demi après la mort de Molière, et elle dit la tenir de son père, qui la tenait d’un vieux médecin de la cour… Tout cela ne donne pas à cette histoire un grand air d’authenticité. En outre, si Louis XIV a daigné offrir une aile de poulet à Molière, nous le voyons aussi faire à Scaramouche l’honneur de lui verser deux fois à boire de sa royale main, et cette anecdote semble plus authentique que la précédente. Elle est racontée dans la Vie de Scaramouche, par le sieur Angelo Constantini, comédien ordinaire du roi dans sa troupe italienne, 1698, chap. 25. L’ouvrage est dédié à Madame, duchesse d’Orléans.) J’admets toute la distance qu’on voudra établir entre ces deux actes ; mais entre Molière et Scaramouche la distance était plus grande encore, et il ne semble pas que le roi l’ait toujours bien mesurée. Ce qui fait peu d’honneur au moins à son goût, c’est que, tandis qu’il donnait sept mille livres à la troupe de Molière, il donnait à la troupe de Scaramouche quinze mille livres de pension. Enfin, quand Molière meurt, c’est à peine si Louis XIV daigne permettre d’enterrer la nuit, presque à la dérobée, le cadavre de cet homme qui avait honoré la France et l’esprit humain. Quant à Scaramouche, « une foule extraordinaire de toutes sortes de personnes accompagna son corps jusque dans l’église de Saint-Eustache, où il fut inhumé avec une grande pompe le 8 décembre 1694. » (Vie de Scaramouche)