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qu’ils mettaient chaque jour à la défendre. Ce contraste entre des doctrines presque fatalistes et un vif sentiment de la liberté qui porte aux résistances hardies se rencontra chez les théologiens de New-Haven comme chez ceux de Port-Royal. Quoi qu’il en soit, les doctrines dont je parle ont régné jusqu’à ces derniers temps dans l’enseignement et ont été entamées, de nos jours, par M. Henry et surtout par M. Tappan. M. Henry est professeur à l’université de New-York. C’est un philosophe spiritualiste, qui a publié, sous le titre d’Elémens de Psychologie de Cousin, une traduction du cours de M. Cousin sur Locke, accompagnée de notes[1], parmi lesquelles la plus considérable roule sur la Liberté morale. Comme l’illustre écrivain qu’il reproduit, M. Henry est un zélé champion du libre arbitre, et repousse l’esclavage auquel la théorie calviniste condamne la volonté humaine ; je l’ai trouvé vif et éloquent sur ce point. — Vouloir, me disait-il, que nous ne soyons autre chose que les aubes d’une roue que l’eau fait tourner, et que ces aubes se réjouissent d’être ainsi mises en mouvement malgré elles, c’est trop fort !

Chose curieuse, Locke, le favori de Voltaire, le père involontaire, il est vrai, de la philosophie qui en France a abouti au matérialisme, Locke, que M. de Maistre anathématise presque aussi rudement que Bacon, est protégé en Amérique par les ultra-calvinistes, parce que sa doctrine sur la volonté peut servir la haine qu’ils portent à la liberté morale de l’homme. En France, attaquer Locke, c’était attaquer le XVIIIe siècle ; en Amérique, c’est attaquer Calvin.

M. Tappan, dont la famille, d’origine française et réformée, vint en Amérique avec les Hollandais, est un homme religieux qui un jour a senti la conscience de la liberté se soulever en lui contre les exagérations philosophiques du calvinisme. Dans le collège où il étudia la théologie, ces exagérations régnaient, et lui-même commença par y croire. Cependant, quand il vit Jonathan Edwards étouffer sous la toute-puissance de Dieu l’individualité humaine. Hopkins L’anéantir jusqu’à lui refuser d’être une substance et n’y plus voir qu’un ensemble de facultés, — arrivant ainsi, par une autre voie et dans un autre dessein, à la même conclusion contre l’existence du moi humain que les philosophes français du XVIIIe siècle, dont l’un disait aussi : « Le moi n’est qu’un ensemble de facultés, » et ajoutait : « comme un bal n’est autre chose qu’un ensemble de personnes réunies pour danser ; » - quand M. Tappan vit l’existence individuelle et indépendante du moi se dissoudre ainsi, et avec elle l’activité libre de l’homme s’évanouir, il ne put suivre plus loin ses maîtres dans

  1. H. O. W. Wight a publié une très bonne traduction de l’Histoire de la Philosophie moderne de M. Cousin.