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pas ; le précieux supplément qu’elle fournit pour l’alimentation des animaux et des hommes manquait absolument. On cultivait peu les légumes secs, et plusieurs autres produits, qui aujourd’hui sont des richesses, étaient inconnus.

Le nombre des bêtes bovines était, d’après Quesnay, de 5 millions : c’est la moitié de ce qui existe aujourd’hui. Quant à la qualité, elle était bien inférieure. On abattait tous les ans 4 ou 500,000 têtes pour la boucherie : on en abat aujourd’hui dix fois plus ; et le bétail de cette époque, forcé de chercher lui-même sa subsistance dans des friches arides, des jachères nues, des prés marécageux, ne pouvait être comparé, comme poids moyen, au bétail d’aujourd’hui, nourri dans de bons prés ou alimenté à la crèche avec des racines et des fourrages artificiels. Les bœufs de quelques régions montagneuses où l’ancien système de pâturage grossier et inculte est encore en vigueur peuvent donner une idée de tout le bétail d’alors. Les moutons n’étaient certes ni plus nombreux ni meilleurs en proportion. Le nombre des porcs devait être proportionnel à la population. Quant aux chevaux, on sait que Turgot, voulant réorganiser les postes en 1776, ne put se procurer les 6,000 chevaux de trait dont il avait besoin. Quesnay ne dit qu’en passant un mot de la vigne ; Beausobre évaluait en 1764 la récolte annuelle du vin à 13 millions d’hectolitres, ou le tiers de ce qu’elle est aujourd’hui. Somme toute, en évaluant les produits d’alors aux prix de notre temps, on trouve tout au plus une valeur de 1,250 millions pour la production totale de l’agriculture française en 1750.

Aussi la population, bien qu’elle ne fût que de 18 millions d’âmes, était-elle arrivée à un degré de misère qui passe toute croyance. La condition du peuple proprement dit était affreuse, et les classes supérieures ne souffraient guère moins de la pauvreté commune. Vauban a fait dans sa Dîme royale une analyse de la société française qui fait frémir. D’après le calcul de Quesnay, le revenu net des propriétaires, qui est aujourd’hui de 1,500 millions, s’élevait en tout à 76 millions de livres, et celui des fermiers à 26 ; la livre d’alors valait à peu près le franc d’aujourd’hui. Les fermes étaient louées dans la grande culture 5 livres l’arpent, et dans la petite 20 à 30 sous, soit, pour la première, 10 francs, et pour la seconde de 2 à 3 francs l’hectare. Un contemporain de Quesnay, Dupré de Saint-Maur, dit même que, dans le Berry, une partie de la Champagne, du Maine et du Poitou, elles ne se louaient que 15 sous l’arpent, ou 1 franc 50 cent, l’hectare, et, à ce prix, les fermiers avaient beaucoup de peine à vivre. Un témoignage effrayant, entre mille autres, de ce dénûment général se trouve dans les mémoires du marquis d’Argenson, qui écrivait en 1739, cinq ans avant d’être nommé ministre des affaires étrangères