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ont pris le plus grand soin, pendant tout le temps de la course, de ne montrer par aucun signe qu’ils prenaient un intérêt quelconque à ce qui se passait ; mais ils ont cependant lâche des mots durs entre les dents et peut-être prononcé quelques punitions : aussi, quand ils débarquent, tout le monde ; à leur bord est mécontent. Ils vont cependant à leurs affaires, et les matelots qui attendent leur retour ont bientôt découvert le cabaret voisin, où les vainqueurs de la course sont déjà installés. Si l’on ne se bat pas, ce qui arrive encore assez fréquemment, on est bientôt bons amis ; les Américains prennent un air de compassion fraternelle ; ils se vantent énormément, mais ils ne vantent pas moins le pavillon sous lequel ils sont engagés, les agrémens de leur service, les fréquentes visites de plaisir qu’ils font à terre particulièrement ; ils reconnaissent que le bœuf de Cork est bon, mais ils trouvent le porc de Cincinnati excellent ; ils font sonner bien haut la supériorité, réelle d’ailleurs, du biscuit de l’oncle Sam[1] sur celui de la reine ; ils s’étendent longuement sur la différence très considérable des gages des marins de l’un et de l’autre pays ; ils font si bien enfin, qu’au branle-bas, à l’appel du soir, il manque un ou deux hommes de l’équipage anglais ; on devine sans peine où ils sont passés. Après une quinzaine de jours ainsi employés, la frégate américaine, qui ne fait jamais, c’est une justice à lui rendre, de longs séjours sur rade, appareille emportant dix ou douze hommes, plus peut-être, à son voisin, et elle va recommencer son manège à Smyrne, à la Havane ou à Panama. C’est ainsi que partout où l’Anglais est appelé par ses affaires, par la politique ou par son plaisir, devant lui, derrière lui, à ses côtés, sur ses pas, sur sa trace, il trouve l’Américain emporté par l’ambition et par une activité fébrile, bourdonnant, tourbillonnant, agaçant, toujours prêt à lui jouer un yankee trick[2], à lui plus volontiers qu’à aucun autre, et dans les plus futiles comme dans les plus importantes occasions. Pour toutes ces raisons, John Bull déteste cordialement son frère Jonathan, qui le lui rend de tout son cœur.

Cela est vrai, une rivalité ardente, passionnée, divise les deux peuples ; mais je crois qu’il faut, bien se garder de vouloir en tirer les conséquences que rêvent quelques esprits : ce sont des imaginations plus subtiles que sûres. Quoi qu’il arrive, je ne saurais admettre l’hypothèse d’un conflit sanglant entre les deux pays. La puissance de l’Angleterre est un fait trop bien établi pour que personne, pas même la démocratie américaine, aille la provoquer jusqu’à lui faire

  1. Personnification et nom populaire chez les matelots de l’être complexe et impersonnel qui s’appelle le gouvernement des États-Unis.
  2. Un tour américain ; l’expression est consacrée.