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suffit d’ouvrir les yeux pour savoir quelle a été depuis vingt ans, en Allemagne comme chez nous, l’incroyable accroissement des poètes lyriques et la stérilité de leurs œuvres. Les vrais artistes ont senti d’instinct qu’il fallait sortir des routes battues et replacer l’art sur les hauteurs. La forme impersonnelle du récit substituée aux confidences lyriques, le poème prenant la place des élégies plaintives ou des strophes cavalières, n’est-ce pas là un précieux indice à recueillir ? En France, cette direction nouvelle s’est déjà révélée dans quelques œuvres délite, parmi lesquelles il nous suffira de nommer les Bretons de M. Brizeux ainsi que les Poèmes évangéliques de M. de Laprade. En Allemagne, cette transformation est encore plus marquée. Les poètes abandonnent le genre lyrique pour cette épopée familière dont je parlais tout à l’heure, et ils expliquent eux-mêmes le sens du mouvement qui se produit ; c’est une forme plus haute de l’art que poursuit leur ambition. Il y a un mois à peine, un poète cher à l’Allemagne du sud, M. Geibel, nommé professeur à l’université de Munich, proclamait devant un brillant auditoire la nécessité de cette évolution littéraire, et, joignant l’exemple au précepte, il lisait au milieu des applaudissement plusieurs chants d’un poème intitulé Julien. ’Hermann et Dorothée, disait M. Geibel, est l’indication féconde d’un genre qui doit s’agrandir. » D’autres écrivains avaient déjà prononcé les mêmes paroles et donné le même signal : il y a enfin toute une école dont le talent et les efforts révèlent dans la littérature allemande une activité pleine de ressources.

« Tu connais le vieux mythe des Hellènes ; tu sais L’histoire de ce roi de Thessalie qui brûlait d’amour pour l’épouse du roi des dieux, et qui, croyant embrasser Junon, ne pressa qu’un nuage sur son cœur ? De l’amour du roi et de cette fantastique Néphélé naquirent, hêlas ! les Centaures, destinés d’avance à périr sous les flèches des Lapithes. Nous aussi, que de fois nous avons embrassé des nuages ! et que de fois les enfans de nos chimères ont subi de cruelles violences : » C’est en ces termes que M. Max Waldau, l’auteur de Cordula, dédie son poème à M. Adolphe Stahr. M. Waldau est un écivain soigneux, très préoccupé des questions de style et d’art ; il veut toutefois que, dans les sujets même les plus désintéressés, l’esprit libéral de notre siècle se fasse résolument sa part. Le poêle nous transporte au moyen âge ; mais ce n’est pas pour glorifier un âge d’or auquel il ne croit guère. On dirait qu’il s’inspire de ces mâles paroles d’Augustin Thierry : « Ne nous y trompons pas ; ce n’est point à nous qu’appartiennent les choses brillantes du temps passé, ce n’est point à nous de chanter la chevalerie : nos héros ont des noms plus obscurs. Nous sommes les hommes des cités, les hommes des communes, les hommes de la glèbe, les fils de ces paysans que des chevaliers massacrèrent près de Meaux, les fils de ces bourgeois qui firent trembler Charles V. » Le sujet de Cordula est emprunté à l’Histoire de Suisse de Zschokke. Un de ces tyrans subalternes qui gouvernaient les cantons helvétiques au nom des ducs d’Autriche opprimait depuis longtemps ce malheureux pays. Subitement épris d’une belle jeune fille, qu’il avait rencontrée dans la campagne, il fit donner l’ordre au père de la lui amener dans son château-fort de Cardowall. Le paysan obéit, mais il n’alla pas seul avec la victime et en cachant sa honte ; il se rendit à Cardowal au grand jour, la fille vêtue en nouvelle épousée, les amis faisant collège comme pour une solennité heureuse, tous d’ailleurs respectueux