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il me fit remarquer que la baleine, ce Chimborazo des animaux, avait sous sa peau des gisemens de graisse d’une profondeur si prodigieuse, qu’une seule baleine fournissait souvent cent à cent cinquante barils de suif et d’huile. Ces couches de graisse ont une telle épaisseur, que pendant que le colosse dort, étendu tout de son long sur un glaçon, des centaines de rats d’eau peuvent venir s’y nicher. Ces convives, infiniment plus gros et plus voraces que les rats du continent, mènent joyeuse vie sous la peau de la baleine, où jour et nuit ils se gorgent de la graisse la plus exquise, sans même avoir besoin de quitter leur nid. Ces ripailles de vermine finissent par importuner leur hôte involontaire, et elles lui causent même des douleurs excessives. N’ayant pas de mains comme l’homme, qui, Dieu merci, peut se gratter quand il se sent des démangeaisons, la baleine cherche à soulager ses souffrances en se plaçant contre les angles saillans et tranchans d’un rocher de glace, et en s’y frottant le dos avec une vraie ferveur et avec force mouvemens ascendans et descendans, comme nous en voyons faire aux chiens, qui s’écorchent la peau contre un bois de lit quand les puces les rongent par trop. Or dans ces balancemens, le bon domine avait cru voir l’acte édifiant de la prière, et il attribuait à la dévotion les soubresauts qu’occasionnaient les orgies des rats. Quelque énorme que soit la quantité d’huile que contient la baleine, elle n’a pas le moindre sentiment religieux. Ce n’est que parmi les animaux de stature médiocre qu’on trouve de la religion ; les tout grands, ces créatures gigantesques comme la baleine, ne sont pas doués de cette qualité. Quelle en est la raison ? Est-ce qu’ils ne trouvent pas d’église assez spacieuse pour qu’ils puissent entrer dans son giron ? Les baleines n’ont pas non plus de goût pour les prophètes, et celle qui avait avalé Jouas n’a pas pu digérer ce grand prédicateur : prise de nausées, elle le vomit après trois jours. À coup sûr, cela prouve l’absence de tout sentiment religieux dans ces monstres. Ce ne sera donc pas la baleine qui choisira un glaçon pour prie-Dieu, et fera en se balançant des simagrées de dévotion. Elle adore aussi peu le vrai Dieu qui réside là-haut dans le ciel que le faux dieu païen qui demeure près du pôle arctique, dans l’île des Lapins, où la chère bête va quelquefois lui rendre visite.

— Qu’est-ce que c’est que l’île des Lapins ! demandai-je à Niels Andersen. Celui-ci, en tambourinant sur la tonne avec sa jambe de bois, me répondit : « C’est précisément dans cette île que se passe l’histoire que je dois vous raconter. Je ne puis vous indiquer exactement sa position géographique. Depuis qu’elle a été découverte, personne n’a pu y retourner ; les énormes montagnes de glace qui sont entassées autour de l’île en défendent les abords. Seulement l’équipage d’un baleinier russe, que la tempête avait jeté dans ces parages septentrionaux, a