Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/512

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les arma ne craint plus de les châtier, et les journaux anglais proclament avec orgueil ces sanglantes victoires, qu’il eût été plus humain, sinon plus profitable, de prévenir.

Il faut l’avouer pourtant, si la police de Singapore se montrait plus rigide ou plus tracassière, les Orangs Laüt[1] s’enfuiraient comme une troupe d’oiseaux effarouchés. Ce qui les charme dans l’établissement anglais, ce qui les y ramène en dépit des efforts des Hollandais pour les retenir à Java, ce sont les merveilleuses facilités qu’ils trouvent dans ce port franc pour soustraire leurs personnes et leurs moyens d’existence à d’importunes investigations. Romulus n’eût point peuplé la cité éternelle, s’il eût exigé de chacun de ses nouveaux sujets un certificat de moralité ; Singapore, pour grandir, a dû suivre l’exemple de Rome et des États-Unis. Vue de près, la liberté est rarement belle à voir, mais on ne peut méconnaître les grandes choses qu’elle enfante. Singapore est l’œuvre de cette politique qui fait tomber d’un seul coup toutes les entraves qui pourraient arrêter l’essor des transactions et paralyser l’énergie des forces individuelles. Le free trade y est la loi suprême, le gouvernement et l’administration de la justice n’y semblent qu’une superfétation. Quel contraste avec l’ordre parlait, avec la discipline que nous venions d’admirer à Java ! Sir Stamford Raffles et le comte van den Bosch auront néanmoins, par des voies opposées, contribué à la transformation de l’archipel indien : le premier par l’ébranlement moral qu’il a imprimé, en fondant Singapore, à tous les états encore indépendans de la Malaisie ; le second par le soin qu’il a pris d’assujettir les populations asiatiques aux travaux d’une culture régulière.

Les Chinois ont toujours été dans la Malaisie les premiers auxiliaires de la colonisation européenne. Ce sont eux qui ont défriché la partie aujourd’hui cultivée de Singapore. Ils s’avancent hardiment jusqu’au centre des forêts vierges, où le tigre recule pas à pas devant eux. Ce roi des déserts de l’Asie trouve dans le Chinois un ennemi aussi patient que rusé. Des fosses recouvertes d’une claie de bambou coupent en maint endroit les sentiers qu’il peut suivre. Malheureusement ces pièges, dont aucun indice ne trahit la présence, constituent pour le promeneur un danger plus redoutable que les grilles du monstre qu’ils sont destinés à détruire. La mission catholique de Singapore était encore attristée, au moment de notre passage, d’un affreux accident dont la province anglaise, qui fait face à l’île de Poulo-penang, venait d’être le théâtre. Du jeune missionnaire que nous avions connu à Hong-kong, M. Thivet, traversant le canal dans une pirogue, s’était fait déposer sur le rivage de Batoukaouan avec un de ses amis. Il allait pénétrer dans un enclos entouré d’une baie

  1. Orangs Laüt, hommes de mer en malais.