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celles qui empêchent de dormir. L’ennui habite leurs palais splendides ; on veut des radjas richement dotés qui vivent comme des avares et se privent du nécessaire. D’autres s’entretiennent avec leurs astrologues de l’influence des astres sur la destinée des mortels. Il en est qui prennent un grand plaisir à voir danser les marionnettes, les automates que l’Europe leur expédie, et dans lesquels ils n’ont pas l’esprit de se reconnaître. Quelques-uns coulent des jours assez heureux dans leurs petites cours ou à Benarès, partagés entre la lecture et les pratiques pieuses. Ils sont comme les images d’un passé qu’on oublie, comme les cimes dorées des édifices que le soleil fait étinceler et qui brillent dans l’air d’un éclat emprunté. Le dernier de ces souverains qui joua dans l’Inde un rôle marquant, ce fut le vieux Rundjet-Singh, que Jacquemont a fait connaître à l’Europe mieux que le rusé monarque ne l’espérait sans doute. Quelle imprudence aussi de la part d’un personnage si madré que d’avoir posé devant un si impitoyable railleur, devant un voyageur si spirituel et si mordant ! Tous les vices de l’Orient s’étaient incarnés en Rundjet-Singh, et, sans avoir une seule vertu, rien qu’avec de l’audace et de la persévérance, il fonda la puissance éphémère qui s’est écroulée après lui. On a recueilli sur le mahâradja des Sicks bien des anecdotes ; qu’on nous permette d’en citer une que nous trouvons dans le Patmaklanda. Elle a cela de particulier qu’elle est à l’avantage du vieux lion. Du temps où il faisait la guerre aux Afghans, Rundjet-Singh avait entrepris le siège d’une petite place aux environs d’Attock, et il allait, en compagnie de deux sirdars (généraux), rejoindre ses troupes. Les trois guerriers s’endormirent un soir sur les bords de l’Indus ; le fleuve ayant grossi pendant la nuit, leur couche devenait humide. Sans plus de façons, Rundjet se coucha sur le corps de ses compagnons, qui supportèrent patiemment la plaisanterie : le futur roi était de ces gens contre qui on n’ose se fâcher. Au matin, voilà les trois amis qui se remettent en marche ; les Afghans étaient dans le voisinage, la faim se faisait sentir : comment se procurer de la nourriture ? On tient conseil ; les deux sirdars vont à tour de rôle chercher des vivres jusque dans les hameaux occupés par l’ennemi, et ils échappent tous les trois aux tortures de la faim. Cependant l’un des sirdars rencontre une femme qui allait vendre du pain aux travailleurs du camp : « Rundjet est ici près, lui dit-il ; il n’a rien à manger, viens le trouver ! » La femme obéit de bon cœur ; elle va présenter le pain au prince sick, et celui-ci l’accueille avec joie en disant : « Demain la place sera en mon pouvoir, et tu te trouveras bien de m’avoir obligé ! » Le soir même, Rundjet a rejoint son armée ; le lendemain matin, la place était enlevée ; il la donna en apanage, avec un autre village, à la femme qui lui avait, apporté du pain et à sa famille. Plus tard, quand il fut mahâradja, Rundjet-Singh s’in-