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Alors il n’épargne personne ; nulle grandeur humaine n’est à l’abri de ses censures ; il met le pape Jean XII en parallèle avec Lucifer. Ces hardiesses de pensée furent déjà notées de son temps, puisque Baena, dans sa critique naïve, appelle Médina « un homme très ardent, à la langue déliée, » omme muy ardiente, é suelto de lengua.

Esprit, aussi exalté qu’enclin au découragement, et qui, toute proportion gardée, pourrait offrir des analogies avec certains caractères de nos jours, Gonzalo Martinez jette, d’en haut un regard sur le monde, dénonce, l’empire de la force et de l’anarchie ; puis, accablé par l’oubli des principes chrétiens qui règne autour de lui, il devient un prophète de malheur et prédit à l’humanité une décadence irrémédiable. Le coup d’œil rapide qu’il jette sur l’état politique de l’Europe est assez curieux. On s’aperçoit que son imagination est préoccupée des divisions de la chrétienté et des luttes de la cour de Rome. « La pauvre France, dit-il, nous montre avec un visage désolé ses soucis et sa douleur Bientôt, ajoute-t-il plus loin, il n’y aura ni une cité, ni une ville, ni une maison, qui ne soit envahie par les guelfes ou les gibelins. » Le tableau qu’il trace de l’étal moral de la société, au XVe siècle révèle la plus profonde misanthropie. Il ne voit partout que « déceptions, sophismes, mensonges, trahisons. » Lorsqu’il s’adresse aux grands, il ne songe guère à les flatter, et sa sombre muse prend plutôt plaisir à les attrister de ses lugubres images. C’est ainsi que dans la pièce adressée à Juan Furtado de Mendoça, grand-maître et favori du roi Jean II, il raconte avec amour la fin sanglante ou misérable d’Hercule, de Scipion, de Pompée, de Jules César et d’Alexandre.

C’est encore par l’énergie du caractère, par un esprit libre et passionné, que se distingue un poète qui appartient aux premières années du XVe siècle, Ruy Paez de Ribera. Membre d’une riche et illustre famille de Séville, il perdit, l’on ne sait comment, sa fortune, et l’amertume qu’il en ressentit éclate dans toutes ses poésies. Fier et indépendant, il ne descend point, ainsi que Villasandino, à mendier la protection des grands au moyen de viles flatteries. Que l’on compare un moment trois poètes de cette époque, l’archiprêtre de Hita[1], Villasandino et Paez de Ribera : ils connurent tous les trois les angoisses de la misère, ils s’en inspirent souvent ; mais quelle différence ! L’un raille, l’autre s’abaisse, le troisième maudit. L’archiprêtre, esprit malin, mordant, indomptable, qui écrivait dans la prison de l’archevêché de Tolède où l’avaient conduit probablement ses témérités de prêtre, fait de la richesse un éloge ironique qui s’élève, par la vigueur et l’éclat au niveau des plus belles pages de la Divine Comédie. Villasandino ne cherche, lui, dans la misère qu’un prétexte à des demandes renouvelées avec une audace infatigable. Quant à Ruy Paez, il ne plaisante pas : ses vers portent l’empreinte de son humeur morose et altière ; chacune de ses plaintes est un cri de désespoir. Paez de Ribera est un des rares troubadours qui abordent ouvertement des sujets politiques ; il le fait sans beaucoup d’élévation et de talent, mais avec une grande liberté. Pendant la minorité de Jean II, lorsque la mort de Ferdinand d’Aragon (1416), ayant enlevé à la Castille l’influence bienfaisante de ce grand caractère qui avait si habilement maîtrisé l’esprit féodal, livra entièrement

  1. Il écrivait vers la moitié du XIVe siècle.