Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/748

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trouve des réflexions touchantes, naïves et fortes[1], il perd toute l’énergie de son imagination quand il cherche à traduire ses rêves de poète. Alors concision, vigueur, talent descriptif, tout s’évanouit. Le seigneur de Batres n’est poète qu’en prose. Parmi les pièces de Fernan Perez que renferme le Cancionero de Baena, une seule mérite d’être remarquée : c’est la petite chanson El gentil niño Narçiso, trop vantée assurément, mais qui ne manque ni de grâce ni de charme. Il est curieux de rencontrer des accens si suaves sous la plume d’un homme d’intrigue et de combat.

À côté de Fernan Perez, Garci Ferrandes de Jerena, qui écrivait pendant les règnes de Henri III et de Jean II, nous offre un type saillant de ces natures inquiètes et rebelles, jouets misérables des passions les plus effrénées. Sa vie est un tissu de mauvaises actions, de retours vertueux, de récidives, de scandales de tout genre. Ce sont les alternatives incessantes d’un caractère aventureux et d’une conscience troublée. Après une jeunesse probablement très orageuse, il eut le courage, bien grand à cette époque, d’épouser une jongleuse, de race maure, déjà baptisée, d’une beauté éclatante, et qu’il croyait très riche. Ce mariage lui fit perdre la protection du roi… et il se trouva que sa femme était pauvre ! Jerena supporta vaillamment d’abord cette double déception ; mais il finit par se lasser du mariage, et se fit ermite. Comme tous les esprits changeans et passionnés, Jerena subissait fortement les impressions sous lesquelles il se trouvait. Il crut entrer sincèrement dans une voie de calme et de repentir. Les chansons mystiques qu’il composa à cette époque sont empreintes d’une ferveur qu’on ne simule point, bien que Baena paraisse douter de la sincérité du poète. Par malheur, il est des natures mobiles qui se refuseront toujours à la persévérance et à la résignation. Un beau jour, Jerena s’embarque avec sa femme et ses enfans ; il part dans le dessein d’accomplir le pèlerinage de Jérusalem ;… mais le navire touche à Malaga, qui était encore sous la domination mahométane, et Jerena, au lieu de continuer son saint voyage, s’arrête dans cette ville pendant quelque temps, passe ensuite à Grenade, devient renégat, séduit une sœur de sa femme, et après treize ans d’absence, retourne en Castille. Là il reprend la religion chrétienne, et meurt pauvre, abattu, dévoré de remords, accablé même, s’il faut en croire Baena, du mépris de ses contemporains.

Bien que figurant dans le Cancionero tout près de Jerena et au milieu du groupe des poètes du XVe siècle, Pero Ferrus appartient à une époque plus ancienne que celle où se produisirent la plupart de ces troubadours. Il ne serait pas très hasardeux de supposer qu’il écrivit sous le règne de Pierre le Cruel. Ce précurseur des poètes de la renaissance espagnole est un brillant et spirituel versificateur. Il n’est pas sans intérêt de voir la langue castillane, trop jeune et trop incertaine encore, se modeler hardiment sous sa main. Ferrus est en cela bien supérieur à un grand nombre des troubadours qui écrivirent après lui. La pièce qu’il fit contre trois rabbins d’Alcalà qui avaient

  1. Voici un exemple d’austère indépendance bien remarquable dans un courtisan, Fernand Perez du Guzman dit dans le portrait de don Gonzalo Nuñez de Guzman : « Les rois ne songent guère à récompenser qui les sert le mieux, ou qui agit le plus droitement, mais celui qui se plie davantage à leur volonté, et à leurs fantaisies. »