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Sept troubadours répondirent au tenson de Calavera : le chancelier Pero Lopez de Ayala. Fray Diego de Valenda, Fray Alfonso de Médina. Micer Francisco Impérial, le Maure, maître Mahomat-el-Xartossi. Garcia Alvarez de Alarcon, Ferrant Manuel de Lando. Les trois premiers s’acquittèrent de leur tâche d’une manière remarquable. Renfermés dans la foi et le bon sens, ils trouvent les pensées simples et rassurantes de la véritable orthodoxie. Ayala, qui n’était pas théologien, mais qui savait croire et penser, parle ainsi à Calavera : « Vous m’inspirez la plus grande pitié, ô mon ami, qui aspirez à avoir pleine connaissance des secrets de la Divinité. Elle s’est réservé ces secrets, ils sont au-dessus de la portée humaine. L’homme mortel et misérable qui s’évertue à pénétrer les jugemens et les mystères de Dieu tombe dans une bien grande erreur… Sur la plaie du doute qui vous ronge, versez le baume de la foi ; vous calmerez ainsi vos douleurs, vous recouvrerez la joie. » Ne voit-on pas ici l’admirable uniformité de l’inspiration chrétienne ? Deux siècles plus tard, Bossuet, ce grand homme, évocation étonnante des pères de l’église et des prophètes hébreux, s’occupe du libre arbitre et de la prescience divine, et, dans son attachement pour les vieilles doctrines du dogme comme dans la noble simplicité de ses paroles, il se rencontre avec Ayala. Pour Bossuet, qui voit constamment la main de Dieu dans tout ce qui s’opère ici-bas, la providence et la prescience sont inséparables, comme le sont toujours les causes et leurs effets. « Les actions de notre liberté, dit-il, sont comprises dans les décrets de la divine Providence[1]. » La providence et la prescience, inhérentes à la suprême puissance aussi bien que le libre arbitre, sans lequel il n’y aurait pour l’homme ni bien, ni mal, ni volonté, ni conscience, sont, selon Bossuet, « des vérités évidentes par la seule raison naturelle ; » mais quand il s’agit de les concilier entre elles, il juge cette prétention aussi téméraire que stérile. Il aperçoit soudain, avec la soumission du chrétien, le néant de toute chose mortelle, et, mesurant l’abîme infini qui sépare la pensée humaine de la pensée divine, il prononce, comme Ayala, l’incompétence des créatures humaines, qui dorment leur sommeil, pour scruter les secrets du ciel.

C’est dans cette même source, si pure de la vieille orthodoxie et de l’humilité chrétienne que puisèrent leurs réflexions les théologiens Fray Diego et Fray Alonso. Fray Diego dit que cette matière de la prédestination « n’est pas une plaie ; mais un gouffre de confusion où beaucoup de gens périssent entraînés par leur folle audace. » Il tend surtout à montrer dans la liberté humaine le mérite des lionnes œuvres, le choix des actions, le jugement du sens moral. « Le libre arbitre ne fut pas accordé à l’homme pour amoindrir la puissance de Dieu, mais uniquement afin qu’il pût se bien conduire, repoussant le mal et choisissant le bien. » La composition de Fray Alfonso de Médina est la plus ingénieuse parmi celles qu’a inspirées cette controverse. Fray Alonso vise principalement à prouver par le libre arbitre l’équité de Dieu ; il expose ses pensées avec une lucidité bien rare à cette époque, et on reconnaît aisément un argumentateur disert des cloîtres. Tout en traitant la question en vrai théologien, il se sert d’exemples à la fois simples et élevés : « Dieu connaît, dit-il, avec certitude toutes les choses ; mais il ne les écarte

  1. Bossuet, Traité du libre arbitre, chap. III.