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II

Nous venons de faire connaître quelques-uns des principaux représentans de la poésie espagnole de la fin du moyen âge, telle que nous la montre du moins le Cancionero de Baena. Les types que nous avons tâché d’esquisser suffisent à donner une idée des caractères de cette génération de poètes sans vraie poésie, dont l’étude est néanmoins si intéressante pour l’histoire des arts, des idiomes et de la civilisation des peuples de l’Europe occidentale. C’est en nous attachant à ces caractères généraux, et abstraction faite des individualités, que nous voudrions essayer maintenant de mesurer la valeur réelle de cette poésie.

Malgré les lueurs de passion, malgré l’élévation des idées et à travers la vivacité de quelques saillies, le tour souvent pittoresque des images, il est aisé, de s’apercevoir que la poésie des troubadours du Cancionero manque de spontanéité et de grandeur ; l’art y domine l’inspiration. Pour les troubadours penseurs, la strophe n’est qu’un instrument d’argumentation scolastique ; les sentimens s’effacent sous les idées ; leur muse ne chante, pas, elle raisonne. Pour les troubadours légers, la poésie n’est qu’une sorte de filigrane métrique où tout est sacrifié à l’art des vers, qui pour cela même fait de rapides progrès. L’idiome acquiert dans ces escarmouches frivoles de l’esprit plus de souplesse et plus de force ; mais le cœur, l’imagination, ces deux grands leviers de la véritable inspiration, ont laissé de trop faibles traces au fond de cette poésie si artificielle dans sa naïveté.

Il est à remarquer que les esprits les moins élevés sont.justement ceux qui se sont voués avec le plus d’ardeur et d’amour aux complications du mètre et de la rime. Baena, par exemple, si peu scrupuleux en ce qui touche aux questions morales, est un juge inexorable quand il faut discuter les frivolités de la forme. Le grand raffinement de l’art était alors de multiplier à l’infini les combinaisons savantes de la versification. Il ne fallait pas, pour réussir en pareil jeu, une bien rare portée d’esprit. Villasandino, qui était le prince des versificateurs et qui se trouvait initié à toutes les finesses du métier, mentionne, dans quelques vers où il accuse Lando de s’être servi de l’art commun, une partie des différens genres de composition qui constituaient l’art qu’on appelait maestria mayor, ou de alta calenda. Ces vers ne sont plus pour nous qu’un étrange et inintelligible jargon. Baena se montre d’une sévérité impitoyable à l’égard des artifices du style et des caprices du mètre. « Son art n’est pas assez subtil ; il est trop simple, » s’écrie-t-il dédaigneusement à propos d’une pièce de Vêlez de Guevara sur la mort d’Henri III, écrite en vers croisés, ce qui dans un sujet sérieux était déjà, il nous semble, d’un artifice suffisant, Baena a eu soin de faire entrer dans le Cancionero toutes ses productions ; il eut pu en faire grâce à la postérité. Auteur lui-même de cette anthologie, il lui est impossible d’accompagner ses propres vers des remarques critiques dont il est si prodigue envers les autres, « par la raison toute simple, dit-il ingénument, qu’il ne peut pas s’encenser lui-même[1]. » Malgré cette louable intention, il s’admire tellement

  1. « Non es rrasonable nin conveniente cosa de las et alabar nin loar « (page 422).