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« Sa prière finie, elle était plongée dans la tristesse, et elle s’écria au milieu de ses sanglote et de ses larmes : Je maudis ma destinée, qui s’acharne ainsi à me tourmenter. Puisque je devais être si malheureuse, mieux eût valu pour moi mourir en naissant. En expirant ainsi une fois pour toujours, je me serais, épargné de souffrit mille morts chaque jour, ou bien j’aurais dû mourir au moment où mon époux et mon maître me faisait ses adieux pour s’en aller en Barbarie. Les clairons sonnaient, les équipages se rassemblaient ; tous se hâtaient sans pitié pour moi. Ceux-ci hissaient les voiles, ceux-là ramaient ; les uns entraient, d’autres sortaient ; ici on levait les ancres, là on dénouait les amarres ; c’était à qui déchirerait le plus mon cœur et mes entrailles. Le tumulte était si grand, qu’on aurait pu croire que la machine du monde allait s’écrouler. Qui a jamais souffert une douleur pareille, à celle que je ressentais en ce moment ? Quand la flotte fit voile avec tout son cortège, je demeurai dans l’isolement d’une veuve désolée ; mes facultés étaient éteintes, mon âme m’avait presque abandonnée ; en vain je cherchais des consolations ; dans ma douleur, j’invoquai la mort ; elle n’exauça pas mes prières. Je m’écriai avec des accens courroucés : Sois maudite, Italie, toi qui es la cause de mon malheur ! Que t’ai-je fait, reine Jeanne, pour que tu troubles ainsi ma félicité, en me prenant mon mari pour en faire ton fils[1] ? Tu m’as fait perdre les joies que j’attendais de ma jeunesse… Ô ma mère ! tu dois déplorer d’avoir donné le jour à une telle fille ! Tu m’as donné pour mari un César pour qui le monde était étroit. Courageux, savant, il n’est pas né pour être commandé, mais pour dominer ceux qui commandent. Le sort, envieux de te que je jouissais d’un tel bonheur, lui a offert de hautes destinées que son cœur magnanime aimait à réaliser. Il a présenté à ses yeux la nouvelle entreprise du royaume de Sicile, et lui, — obéissant à la planète Mars, déesse de la chevalerie, — a quitté ses domaines et ses royaumes pour conquérir ceux des autres. Malheureuse ! je n’ai que vingt-deux ans, et il m’abandonne pour imposer ses lois à l’Italie, pour commander aux plus puissans, pour subjuguer ceux qui semblaient le redouter le moins[2] ! »

  1. L’on sait que la reine Jeanne de Naples, voulant s’assurer un protecteur, adopta Alphonse V. d’Aragon.
  2. Voici un spécimen du texte de ce charmant romance :

    Retraida estaba la Reyna,
    La casta Doña Maria,
    Mujer de Alfonso el Magno,
    Fija del Rey de Castilla,
    En el templo…
    Vestida estaba de blanco,
    Un parche de oro ceñia,
    Collar de jarras al cuello
    Con un grifo que pendia,
    Pater-noster en sus manos,
    Corona de palmeria.
    Acabada su oracion ;
    Como quien planto fascia ;
    Mucho mas triste que leda,
    Sosperando asy desia :
    « Maldigo la mi fortuna, etc.