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le Savant[1], et dans la Chronica general, composée sous les auspices de ce monarque. C’étaient encore très vraisemblablement des romances, les chants populaires dans lesquels on célébrait dès 1140 les exploits du Cid[2]. La forme, relativement épurée de langage, de style et de versification où nous sont parvenus les romances, même les plus anciens, tels que ceux du Cid, du Comte Claros, de la Sainte-Croix d’Oviedo, du Comte Alarcos, du Désastre de Guadalete, prouve, que ces chants, en passant par la voie orale de génération en génération, ont subi des modifications inévitables qui, heureusement, n’ont pas altéré l’esprit natif et profondément original des monumens de l’imagination populaire. Ces chants anonymes, sans artifice comme sans ambition, sont le témoignage le plus incontestable, et le plus éclatant des mœurs et du caractère de la race castillane.

Il n’en est pas de même, nous sommes forcé de le reconnaître, des chants recueillis dans le Cancionero de Baena. On a remarqué avec étonnement que cette poésie des grands et des érudits n’est pas, comme l’est en général toute œuvre d’art, le reflet du mouvement et des plus sérieux intérêts de la société contemporaine. Rien de plus étrange en effet que de voir s’épancher en effusions métaphysiques d’un amour éthéré, ou bien en abstractions philosophiques, des gens qui vivaient au milieu des orages de la guerre et de l’anarchie. Le comte de Buelna, ce vaillant et rude guerrier, dicte à Villasandino des fadaises rimées pour la comtesse sa femme ; le connétable don Alvaro de Luna, l’homme d’état énergique et entreprenant, porte jusqu’à l’impiété la frivolité de ses vers d’amour[3] ; le romanesque Suero de Quillonès, et Juan de Merlo, et tant d’autres illustres chevaliers, rompus au tumulte des factions et des batailles, offrent encore l’exemple de cette trompeuse placidité d’esprit. « C’est en vain, remarque M. de Pidal, que l’on cherche dans leurs vers le moindre reflet de la vie actuelle et effective, et si nous n’en avions pas d’autres témoignages, on pourrait prendre cet âge de trouble et de violence pour la réalisation d’une heureuse et tendre. Arcadie. »

S’il arrive, par exemple, aux poètes érudits de s’occuper d’un des grands événemens dont ils sont les témoins, ils le font, pour ainsi dire, de mauvaise grâce et avec une allure embarrassée et glaciale. Nous indiquerons à ce propos la pièce sur la Bataille d’Olmedo, « l’acte le plus criminel de ces temps-là, » selon l’expression d’un contemporain. Cette sanglante bataille, qui fut en effet un des grands scandales politiques de l’époque, n’arrache pas à l’âme

  1. C’est à tort que la qualification de sabio, appliquée par les Espagnols à Alphonse X, a été presque toujours rendue en français par le mot sage, qui répond aussi mal à l’idée espagnole qu’aux véritables qualités de ce roi.
  2. Ticknor, History, etc., chap. VI. Ce fait est constaté par un poème sur la conquête d’Almeria, composé au XIIe siècle en latin barbare. Voici les vers qui le rapportent :

    Ipse Rodericas mio Cid semper vocatus>
    De quo cantatur quod ab hostibus aud superatus… (V. 220.)

  3.  Si Dios, nuestro Salvador,
    Oviera de tomar amiga,
    Fuera mi competidor.

    « Si Dieu, notre Sauveur, descendait pour prendre une amie, il serait mon rival. » Cancionero manuscrit de la bibliothèque particulière de la reine d’Espagne.