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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/765

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touche la poésie populaire, il n’en demeure pas moins incontestable que dans la poésie des Castillans et même des Provençaux, ainsi que dans les fictions littéraires de la deuxième moitié du moyen âge, on retrouve les traces de l’ascendant inévitable que dut exercer en Europe le voisinage d’une civilisation si fastueuse et si séduisante. Quant aux Espagnols eux-mêmes, s’il est vrai que l’élément chrétien, soutenu par la mâle vigueur de la race gothique, empêche la fusion des deux peuples et les lança dans les hasards d’une croisade de huit siècles, il n’en est pas moins certain que la guerre en se prolongeant entremêla plus ou moins les caractères des deux génies que rapprochait la lutte. Au surplus, dans cet antagonisme persistant, la civilisation d’une part et la générosité chevaleresque de l’autre tempéraient les haines et les horreurs de la guerre. L’histoire d’Espagne est pleine de traits incroyables de tolérance qui honorent également les vainqueurs et les vaincus, et l’on devine combien ces trêves fréquentes et ces alliances impies[1] devaient favoriser les affinités des deux peuples. Les Castillans reconnaissaient sans peine la supériorité de culture de leurs ennemis : au XIIe siècle, ils écrivaient des livres arabes, et même au XVe siècle, alors que la domination mahométane, encore brillante dans son agonie, était à la veille de disparaître à jamais du sol espagnol, une sorte d’autorité était encore attachée à la civilisation de Grenade. Le Cancionero de Baena est parsemé d’innombrables allusions aux sciences, aux mœurs, à la littérature des Maures. Dans une pièce, par exemple, où le poète se plaint de la mauvaise administration de la justice en Castille, il cite, comme un modèle la magistrature maure : c’est à peu près ainsi que l’on cite, de nos jours, dans les discussions politiques, certaines institutions de l’Angleterre. Les troubadours castillans employaient à tout moment des mots arabes, et enchâssaient même des vers arabes dans leurs chansons. On a dans le Cancionero deux exemples singuliers de ces familiers échanges entre les deux littératures : une jongleuse maure en Castille, et un Maure, Mahomat et Xartossi, qui fait des vers castillans sur la prescience divine. Ces faits ne sont pas de nature à nous étonner, si l’on considère que la cour de Castille était, vers le milieu du XVe siècle, tellement fréquentée par les mahométans, que le roi Henri IV, qui les protégeait, se créa une espèce de garde maure.[2].

Nous ne signalerons point les traces de la poésie galicienne ou portugaise : elles sont partout dans le Cancionero ; à tel point qu’elles attestent plutôt une fraternité qu’une influence. La littérature de l’antiquité latine y a aussi son reflet, mais c’est un reflet assez vague et indirect, excepté en ce qui touche la philosophie morale, qui était une des grandes préoccupations du temps, et que l’on puisait indifféremment à des sources païennes ou chrétiennes. Dans la poésie du Cancionero de Baena, il y a des influences plus immédiates

  1. Parfois des chrétiens s’alliaient aux Maures pour faire la guerre à des chrétiens.
  2. Ce fait ressort d’une remontrance adressée à Henri IV par plusieurs nobles et prélats de Castille et de Léon, pour se plaindre des abus de son gouvernement. (Ms du XVe siècle, appartenant à la bibliothèque nationale de Madrid.)