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Dante, Pétrarque et Boccace, à qui Dieu avait, si nous pouvons nous exprimer ainsi, confié les clés de la renaissance. Nous ne suivions point pas à pas les traces de cette influence si souvent signalée, et mise en relief tout récemment par un écrivain consciencieux[1]. Nous ne saurions cependant nous empêcher de faire remarquer dans le Cancionero de Baena les témoignages de cette action encore incertaine qui, un siècle plus tard, devait communiquer toute l’harmonieuse élégance de la littérature italienne à la poésie lyrique espagnole. Outre la force qu’il puisait dans l’autorité mystique de Rome, répandue par la puissance sacerdotale, le génie italien eut de bonne heure en Espagne des moyens efficaces de transmission. L’université de Salamanque, fondée en 1254 par Alphonse X, ne pouvant pas offrir, à cette époque, de grandes ressources d’enseignement ; les Espagnols allèrent chercher une instruction plus ample aux universités d’Italie, où ils devinrent quelquefois, dans le cours du XIIIe siècle, professeurs et même recteurs[2]. Dans le siècle suivant, le cardinal Carrillo de Albornoz[3] fonda à Bologne (1361) le collège de Saint-Clément, destiné à l’éducation de ses compatriotes, et d’où sortirent tant d’hommes d’un si grand savoir. On voit combien de circonstances favorisèrent l’intervention intellectuelle de l’Italie en Espagne[4]. Le Cancionero de Baena offre, nous l’avons dit, de nombreuses traces de cette intervention féconde. Ce n’est pas seulement, par exemple, dans les poésies d’Impérial que se révèle l’admiration qui avait accueilli en Espagne les poèmes de Dante. Plusieurs troubadours du Cancionero, entre autres quelques-uns des plus frivoles, tels que Villasandino et Baena, ayant appris que Lando se permettait de critiquer Dante, trouvent singulier qu’on ose toucher à une autorité « à laquelle le monde attache un si grand prix. » L’ascendant de la littérature italienne se faisait sentir alors partout, en Allemagne, en France et même en Angleterre ; mais nulle part Dante n’a laissé une empreinte plus profonde qu’en Espagne. C’est un fait bien remarquable que cette influence de la Divine Comédie sur toute la littérature espagnole du XVe siècle. Deux traductions, terminées la même année (1428), l’une en langue castillane par don Enrique de Aragon, l’autre en catalan par Febrer, les premières probablement que l’on ait faites de ce sublime poème ; la Comedieta de Ponza, poème du marquis de Santillana ; le Laberinto, de Juan de Mena, imitation faite sans génie, mais non sans un talent austère et vigoureux ; la traduction en vers de l’Inferno par don Pero Fernandez de Villegas, archidiacre de Burgos, imprimée en 1515 ; Los doce Trionfos de los doce Apostoles, long poème de plus de neuf mille vers, imitation souvent servile de la Divine Comédie,composé par le chartreux Juan de Padilla (1518), — toutes ces créations inspirées par Dante, toutes ces traductions de son chef-d’œuvre, attestent

  1. Ticknor, Historia of spanish littérature, Chap. XVIII et suiv.
  2. Tiraboschi, Storia, etc. Fuster, Bibliotheca Valcnciana.
  3. Archevêque de Tolède. Homme d’état et homme de guerre, il conquit et gouvernât, au nom d’Urbain V, les États Romains, indépendans depuis la révolte de Rienzi.
  4. Le chroniqueur Ayala, mort en 1407, connaissait les œuvres de Boccace, dont il traduisit le livre de casibus Principum. Il traduisit aussi la Guerre de Troie de Guido de Colonna.