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possible pour les Persans ? On le croirait volontiers, à les voir si fins, si policés, si aptes à comprendre ce qui vient d’Europe. Malheureusement ce n’est pas par l’esprit que se refont les peuples usés. Ce n’est pas non plus par l’enseignement militaire, ni par l’adoption de certains usages empruntés à l’Occident. Il en est des peuples comme des arbres : tant que la sève circule dans les rameaux avec plénitude et vigueur, on peut espérer de nouveaux fruits, mais quand elle ne produit plus que de maigres feuilles, quand la pointe des grosses branches se dessèche, il est à craindre que le tronc ne reste pas longtemps vert.

Pendant le séjour du voyageur allemand à Téhéran, il y eut, à l’occasion du mariage de l’héritier présomptif (aujourd’hui sur le trône), des fêtes magnifiques. Durant tout le jour, des saltimbanques voltigèrent sur la corde et exécutèrent sur les places ces tours de force et d’adresse dans lesquels les jongleurs de l’Asie sont passés maîtres. Le soir, on lança des feux d’artifice, et toute la ville s’illumina sous des gerbes de fusées. Les brillans cavaliers caracolaient sur leurs chevaux harnachés avec luxe, il y avait dans cette capitale d’un empire immense un éclair de splendeur et un rayonnement de joie. Pendant ce temps là, le souverain, le successeur des rois des rois, Mohammed-Schah, dont la cour livrée aux intrigues a été si spirituellement mise en scène dans la Revue[1], souffrait cruellement de la goutte. Il avalait avec l’obéissance d’un prince qui ne veut pas mourir les drogues que lui administrait un docteur venu d’Europe tout exprès pour le traiter. Le monarque, en proie à des crises qui devaient l’emporter bientôt, ressemblait un peu au pays soumis à son autorité. Les envoyés des puissances étrangères près de la cour de Téhéran ne sont-ils pas aussi des médecins qui s’efforcent de soigner à leur manière et selon leurs vues particulières l’empire persan, atteint d’un mal chronique ? La bannière des schahs de Perse porte pour emblème un lion armé du glaive. Certes, le roi des animaux brandissant le cimeterre est le symbole le plus éloquent de la puissance ; mais pour que ce symbole ne devienne pas dérisoire, il faut savoir se faire craindre et respecter. L’Inde, plus humble, — nous l’avons dit avant de suivre l’auteur du Patmakhanda dans sa course un peu capricieuse, — se personnifie dans le lotus, fleur gracieuse et largement épanouie, qui ouvre sa corolle parfumée à l’ombre partout où elle trouve un peu d’eau pour cacher ses racines. Le flot soulevé par les vents la berce, la recouvre parfois, la fait sombrer un instant, puis elle reparaît à la surface, vivante et pleine de sève !

Th. Pavie.
  1. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1850, la Cour de Téhéran en 1845, ou ne réveillez pas le chat qui dort.