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combien d’associations d’idées profondes et poétiques se forment par ce spectacle toujours le même et toujours divers. Glaucus est la personnification et le résumé de ces croyances et de ces impressions, un dieu créé par des matelots, en qui se résume, toute la poésie de la vie marine, telle qu’elle apparaît à de pauvres gens. La vieillesse l’accable ; en proie au désespoir, il se précipite dans la mer et devient prophète ; prophète de malheur, triste vieillard, on le rencontre parfois, le corps tout appauvri par l’action des flots, couvert de coquillages et de plantes marines. Selon d’autres, il se précipita dans les flots pour n’avoir pu prouver à personne son immortalité. Depuis ce temps, il revient chaque année visiter les rivages et les îles. Le soir, quand le vent s’annonce, Glaucus (c’est-à-dire, le flot de couleur glauque) s’élève en prononçant de bruyans oracles, Les pêcheurs se couchent au fond de leur barque, et cherchent par des jeunes, des prières et de l’encens à détourner les maux qui les attendent. Glaucus cependant, monté sur un rocher, menace en langue colique leurs champs et leurs troupeaux, et se lamente sur son immortalité. On contait aussi ses amours, amours tristes, malheureux, finissant comme un mauvais rêve. Il aima une belle vierge de mer, nommée Scylla, et voilà qu’elle devint un monstre aboyant, personnification de l’horreur naturelle qu’inspirent les squales et des dangers de la mer de Sicile. Le pauvre Glaucus, de ce moment, resta toujours gauche, méchant, murmurant, malveillant. On le voit sur les monumens, avec sa barbe d’algues marines, le regard fixe, les sourcils contractés. Les Amours s’égaient à ses dépens : l’un d’eux lui tire les cheveux, l’autre lui donne un soufflet. — Jetez pêle-mêle toutes les idées des gens de mer, amalgamez les branches éparses des rêves d’un matelot, vous aurez le mythe de Glaucus : préoccupation mélancolique, songes pénibles et difformes, sensation vive de tous les phénomènes qui naissent dans les flots, inquiétude perpétuelle, le danger partout, la séduction partout, l’avenir incertain, grande impression de la fatalité. Glaucus est à la fois la couleur et le bruit de la mer, le flot qui blanchit, le reflet du ciel sur le dos des vagues, le vent du soir qui prédit la tempête du lendemain, le mouvement du plongeur, les formes rabougries de l’homme de mer, les désirs impuissans, les tristes retours de la vie solitaire, le doute, la dispute, le désespoir, le long ennui d’une certitude s’épuisant contre le sophisme, et la triste Immortalité qui ne peut ni s’assurer ni se délivrer d’elle-même ; énigme pénible, écho de ce sentiment mélancolique qui parle à l’homme de son origine inconnue et de sa destinée divine, vérité que pour son malheur il lui est impossible de prouver, car elle est supérieure à l’entendement, et l’homme ne saurait ni la démontrer ni s’y soustraire.

On sent combien ces aperçus délicats et insaisissables, ces restes d’impressions fugitives durent paraître insuffisans et inintelligibles à un âge de réflexion plus avancée. De très bonne heure, les anciens éprouvèrent devant leur mythologie le même embarras que nous éprouvons nous-mêmes. On voulut trouver de la réalité dans ces vagues images, donner du corps à ces songes. Or tel était le caractère indécis de ces antiques fables, que chacun pouvait y trouver ce qu’il y cherchait. Les uns adoptèrent le système platement impie d’Evhémère, qui expliquait toutes les fables par des faits historiques. Les autres, pénétrés d’une philosophie plus élevée, cherchèrent