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Chaque année, les populations normandes vont extraire sept ou huit cent mille mètres cubes de cet engrais, qui augmentent notablement les produits de la terre, il est facile de comprendre qu’elles se soient émues d’un projet qui allait les priver de cette ressource ; aussi le gouvernement a-t-il renvoyé l’étude de cette question à une commission. Nous ne citons cet exemple que pour prouver la nature multiple des projets qui peuvent se produire chaque jour sous les plus divers patronages. Que parmi toutes les entreprises qui se sont formées depuis quelque temps, il y en ait d’utiles, d’un intérêt réel et sérieux pour le pays, cela n’est point douteux ; que le gouvernement couvre celles-là de sa protection, rien n’est plus simple encore ; mais aussi rien ne peut mieux le servir, dans l’intérêt même du développement matériel dont il a pris l’initiative, que de résister à toute cette ébullition industrielle. En réalité, à qui profitent tous ces projets ? Ils profitent à ceux qui les enfantent. L’affaire est lancée, comme on dit, habilement chauffée, la spéculation a fait son œuvre, et l’entreprise elle-même devient ce qu’elle peut. On a eu une idée, et l’idée a fait son chemin à la Bourse. Et puis, s’il faut dire la suprême raison, ce n’est point un spectacle sain à contempler longtemps pour un pays que celui de ces agitations fiévreuses et sans grandeur, de ces combinaisons factices du jeu industriel, de ces âpres irritations du gain, de ces fortunes subites dont parle le rapport de la commission législative sur le budget, — fortunes nées on ne sait d’où, qui ont la vertu de faire des personnages dont on serait embarrassé de rien dire, sinon : c’est un millionnaire d’hier !

Élevons-nous au-dessus de ces spectacles heureusement peu durables dans un pays comme le nôtre, toujours accessible à bien d’autres impressions, à bien d’autres sympathies, à bien d’autres instincts, c’est le privilège de la société française d’embrasser sans effort toutes les supériorités de l’esprit, à quelque pays qu’elles appartiennent. Il y a en elle quelque chose qui attire les intelligences éminentes de toutes les nations, et il y a dans ces intelligences quelque chose qui attire la société française ; c’est un privilège qu’elle paie en se sentant atteinte elle-même, souvent par la disparition subite de quelqu’un de ces esprits élevés. Elle vient de le ressentir récemment encore par la mort de M. Donoso Cortès, marquis de Valdegamas. Nous n’avons point à refaire ici la biographie et une étude complète des travaux de cet homme d’une supériorité charmante. M. Donoso Cortès avait grandi dans tout le feu de la révolution espagnole ; il s’était élevé par son talent, par l’éclat de son esprit, par la loyauté de son caractère, aux plus hautes fonctions dans son pays. Depuis deux ans, il était ministre d’Espagne à Paris. Bien souvent il s’était trouvé au seuil du pouvoir à Madrid, il avait toujours refusé d’y entrer. Il avait refusé même depuis qu’il était parmi nous : il aimait mieux représenter sa souveraine dans une ville qui avait pour lui l’attrait de la grande vie intellectuelle, et où il avait laissé plus d’un souvenir depuis le temps de son émigration en 1842. C’est surtout depuis la révolution de février que M. Donoso Certes s’était fait une renommée européenne. On connaît ses discours, on connaît son dernier ouvrage, l’Essai sur le catholicisme, sur le libéralisme et le socialisme. Comme écrivain, il avait rendu à l’Espagne son rang dans le mouvement intellectuel de l’Europe ; mais il y avait en lui quelque