Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/914

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Carsons, et profitez de la leçon contenue dans le roman de mistress Gaskell.

Sortons un peu de ces salutaires, mais terribles réflexions. Ce que j’aime à trouver dans Mary Barton, et ce que j’y trouve en abondance, ce sont les sentimens profonds, ardens, inaltérables des âmes populaires ; j’aime à y trouver l’esprit de charité des misérables, l’esprit de bienfaisance des infortunés. Ce roman nous a confirmé dans une opinion arrêtée depuis longtemps : c’est que les malheureux seuls sont charitables et sympathiques aux souffrances humaines. Nous nous délions des gens trop heureux, et nous avons toujours pensé que notre célèbre chansonnier avait commis une grosse erreur le jour où il à écrit ce joli mot : « Le plaisir rend l’âme si bonne. » C’est possible ; mais ne vous adressez jamais aux gens heureux qu’au moment où ils viennent d’éprouver une joie nouvelle. Tombez sur eux à l’improviste, à la minute précise où ils sont plongés dans l’extase du contentement, et craignez d’arriver trop tard, quelques secondes de plus ou de moins importent beaucoup à l’affaire. Ceux au contraire qui ont été une fois malheureux n’ont plus ainsi d’heure précise à laquelle il vous faille les rencontrer ; vous les trouverez toujours, à toutes les heures du jour et de la nuit. Tout homme, pour peu qu’il soit doué de l’esprit d’observation, a pu remarquer mille fois qu’il y a entre les malheureux une sorte de franc-maçonnerie qu’on ne retrouve pas dans les différentes catégories de gens heureux, excepté dans les grandes aristocraties. Cette franc-maçonnerie toute morale et sympathique, cette charité toujours prête à s’exercer, ont été parfaitement saisies par mistress Gaskell ; on en jugera par quelques scènes que nous allons citer et que nous choisissons parmi les moins navrantes de ce roman, où l’auteur s’est peu soucié d’épargner aux lecteurs délicats de notre époque le spectacle des plus cruelles misères, de la fièvre grelottante, de la paille humide, des sueurs de l’agonie.

Mary Barton, témoin dans le procès criminel qui a suivi la mort d’Harry Carsons, arrive en toute hâte à Liverpool afin d’avertir un matelot sur le point de s’embarquer qu’il aura à témoigner de l’innocence de l’accusé. Elle se jette dans un bateau et accomplit sa triste mission. Surprise par le froid, par l’humidité, elle tombe tout à coup dans un état de prostration physique et morale complète, perd la mémoire pour un instant et s’évanouit presque en sortant du bateau, sur la rive même de la mer. La nuit tombe, les pêcheurs et les bateliers se retirent un à un ; la malheureuse fille reste presque seule sur la jetée, hébétée par l’excès du désespoir et ayant perdu tout souvenir des lieux où elle doit loger. Le batelier qui l’a conduite, le vieux Ben Sturgis, un homme bourru et peu sentimental, mais excellent, s’approche d’elle, la questionne ; puis, voyant qu’il n’en peut tirer