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est le même. Ils m’arrachent à ma raison vulgaire, ils me prêtent un moment de grandeur morale. Tout est là.

Remuer ce fonds de tristesse héroïque qui survit dans l’homme à toutes choses ; le replacer un instant, par surprise, dans sa grandeur native ; remettre, en passant, ce roi détrôné dans les ruines de son palais, de peur qu’il ne s’accoutume à la déchéance, à la domesticité, au fait accompli, à la tranquillité banale, voilà ce qu’ils ont fait pour nos pères. N’avons-nous plus besoin de héros ?

Ceci explique pourquoi la réduction de la tragédie au roman est impossible. Ce sont des choses de nature tout opposée ; les confondre, c’est les détruire. Que le roman me montre à moi-même tel que je suis, sauf à me décourager et à m’énerver, c’est là son droit, je n’ai rien à prétendre de plus. Je n’attends pas de lui, au milieu des troubles de l’âme, cette force virile qui me transporte au-dessus de moi-même pour me les faire dominer ; mais c’est là ce que j’exige du drame. Je veux qu’il me montre non seulement tel que je suis, mais aussi tel que je puis être, car j’acquiers dans cette vue un redoublement de puissance. Mon être s’accroît de cette possibilité d’existence que je découvre en moi-même. Je veux devenir un héros en vous écoutant.

Ainsi, mettre le spectateur de niveau avec les grandes destinées, lui montrer qu’il est le familier, le compagnon des demi-dieux, qu’il conserve en lui les restes d’une dynastie tombée ; l’intéresser par cette alliance à ne pas déchoir d’une telle parenté ; l’obliger de sentir, par la présence des temps les plus différens, qu’il porte en lui un commencement d’éternité, qu’il n’est pas seulement un bourgeois, un traitant, un solliciteur, mais qu’il fait partie du grand chœur de l’humanité, et que lui-même joue à cette heure, à cet instant, son personnage dans ce chœur, c’est-à-dire le personnage de l’éternelle conscience, le rôle du juge suprême ; en un mot, faire sentir à une âme vulgaire le plaisir d’une grande âme, telle me semble être la source la plus haute de l’émotion tragique. En ce sens, on peut concevoir pour le théâtre une fonction semblable à celle qu’il exerçait dans les démocraties anciennes.

Le public, dans les pièces des modernes, joue silencieusement le personnage que remplissait le chœur chez les Grecs. C’est à former ce personnage muet de la conscience, à tenir ce juge éveillé, que consiste la partie la plus élevée peut-être du poème dramatique.

Il m’importe peu, après cela, que les méchans soient punis ou récompensés sous mes yeux ; je vous en laisse le choix : usez d’eux comme vous voudrez pour mon plus grand divertissement. Qu’ils soient sur le trône ou sur l’échafaud, cela vous regarde et non pas moi. Qu’ils m’écrasent de leur victoire pendant cinq actes, je serai