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Montrez-moi par un signe qu’une fibre bat encore dans la poitrine de mes semblables. Il faut si peu de chose pour empêcher un monde de mourir !

Dans les temps de cataclysme moral, quand la nature aveuglée menace de disparaître, on est tenté par contradiction de devenir aussi pur que le premier rayon du monde. Que ne m’emportez-vous, ô poètes, sur le pic le plus élevé de la justice, là où le déluge n’arrive pas ! Il reste là assurément une place pour un brin d’herbe ; je verrais à mes pieds la nature immense renaître de cet atome inviolé !

Chimère ! dites-vous. Jamais l’âme humaine ne fut enveloppée d’une si épaisse cuirasse d’indifférence. Ils se bouchent les oreilles. Qui se soucie en Europe de prose ou de vers ? Qui pense encore que la poésie, la philosophie, les lettres, soient une des conditions de la vie sociale ? Chacun s’arrange pour se passer de ces hôtes, dont on a trop bien reconnu l’humeur incommode. La curiosité de l’esprit et du cœur n’existe plus chez personne. « Jupiter a changé en pierre le cœur de ces peuples. »

Et voilà pourquoi il faut toucher ces pierres par la seule parole qui accomplisse les miracles. Gardons-nous de trop mépriser, il n’est pas de plus grand danger. De tous les sentimens, c’est celui qui stérilise le plus vite l’esprit de l’homme. C’est pour avoir trop méprisé que l’antiquité est morte. À la fin, il ne restait plus chez elle que deux ruines : d’un côté un groupe d’esprits hautains, qui dédaignaient de vivre plus longtemps : c’était le Stoïcien ; de l’autre, un innombrable troupeau, qui n’avait jamais vécu ou qui avait oublié de vivre : c’était l’esclave.

Un général polonais[1] m’a raconté que dans l’une des dernières guerres contre la Russie, ayant conduit son corps d’armée sur les bords du Niémen, sans intention de le franchir, il voulut savoir pourtant si l’autre rive était restée polonaise. Pour cela, il rassembla la musique de ses régimens, et il lui fit jouer un des vieux airs de la patrie. À peine les premiers sons eurent-ils traversé le fleuve, il s’éleva de la terre qu’on ne pouvait atteindre (c’était, je crois, Kowno) un murmure de voix qui consola le cœur du vieux soldat. Moi aussi, je suis séparé de la rive des aïeux par un fleuve infranchissable. Je frappe l’air de ma cymbale, mais je ne sais si une voix répondra.


EDGAR QUINET.

  1. L’illustre général Dembinski.