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Au sommet des montagnes, au-dessus de l’humidité qui, mêlée à l’air, pâlit de sa teinte blanche le bleu foncé de l’air pur, ce bleu atteint une intensité considérable. De Saussure, M. de Humboldt et M. Arago ont construit des appareils optiques donnant des bleus gradués et qui peuvent servir à mesurer la force de la teinte de l’air en chaque contrée, en chaque saison et pour toutes les hauteurs de montagnes. On connaît cette boutade poétique de lord Byron qui voulait employer le cyanomètre de M. de Humboldt à mesurer la teinte d’une lady bas-bleu !

Lorsque, dans les pâturages alpestres de la Suisse, un ours vient inquiéter les troupeaux, le taureau qui est à leur tête se met à la recherche de l’ours, et souvent il réussit à le pousser contre la paroi escarpée d’un roc. Alors, faisant effort de ses pieds qu’il arcboute et de son corps qui pèse sur l’ours, il l’étouffe entre le rocher et lui ; mais il ne quitte point la partie après la mort de son adversaire, il le tient plusieurs jours pressé contre le mur naturel, il l’écrase à la lettre et le réduit à la forme d’une planche sans saillie. Il s’acharne tellement à jouir de son triomphe, qu’on est obligé d’aller le chercher et de l’arracher de sa position. Or un artiste de mes amis, grand partisan de la perspective aérienne comprise à l’ordinaire, avait peint cette scène pastorale au naturel. Le taureau, l’ours aplati et le rocher semblaient ne faire qu’un seul corps. Eh bien ! lui dis-je, voilà qui est très beau ! mais j’espère que vous ne prétendrez pas qu’il y ait de l’air entre vos personnages Il le fond auquel ils sont presque incorporés : — Certes, il y en a, — fut sa réponse. Il m’est du reste arrivé plus d’une fois de traiter cette question bien moins paisiblement avec des paysagistes montagnards ou des peintres au milieu de leurs chevalets. Alors la dissidence théorique de nos opinions arrivait jusqu’à une violente dispute, et la pleine conviction de chacun dans sa manière de voir se traduisait, de part et d’autre, non-seulement par une obstination invincible à persister dans sa théorie, mais encore par une intolérance offensive qui ne voulait pas permettre à un antagoniste de persévérer dans une opinion différente.

Posons les faits et voyons l’explication qu’on en peut donner ; ensuite nous établirons les règles qu’on en doit tirer pour les divers cas qui peuvent se présenter dans chaque espère de composition.

Évidemment nous distinguons parfaitement un objet sur un fond même très rapproché : un serpent qui rampe montant sur une roche en pente, un tableau attaché à un mur, une mouche sur un papier blanc. Or je dis que pour distinguer, pour faire la différence de ces objets, il n’est point besoin de faire intervenir la présence de l’air. L’organe seul de la vue suffit pour cela.

En effet, quand deux objets sont l’un à côté de l’autre, on les aperçoit du même coup d’œil tous les deux également bien ; l’organe qui s’adapte tacitement à la distance de ces objets, les deux yeux qui se fixent vers le même point, — tout étant le même pour l’un et pour l’antre objet, — nous font sentir qu’ils sont à la même distance. Mais pour peu que l’un des deux objets soit plus éloigné, l’œil sera obligé de subir la modification habituelle pour passer de la vision d’un objet à celle d’un autre objet plus voisin ou plus éloigné ; nous aurons ainsi le sentiment de la différence de la distance. Bien plus, si l’on fixe son attention sur un des objets, ce qui fera que l’œil s’ajustera pour le voir au mieux, l’autre objet, qui est à une autre distance, semblera confus,