en personnage héroïque ou intéressant, Rousseau n’a pas manqué de se donner des transports de rage. La rage sied en amour, et, de nos jours surtout, la passion recourt de bonne grâce à la frénésie, que beaucoup de gens confondent avec l’énergie. Était-ce en effet dans Rousseau rage de n’être point aimé ? Cela m’attendrirait. Non, c’était crainte d’être moqué ; c’était orgueil, ce qui est beaucoup moins intéressant. Quoi qu’il en soit, Mme d’Houdetot eut peur de cette frénésie, ou plutôt elle en eut pitié, et Rousseau ne s’y trompa pas, car il avoue qu’il en abusa, et qu’il se fit rassurer par des marques de tendre amitié, ne pouvant pas avoir plus. Mme d’Houdetot, avec le caractère doux que nous lui avons vu, craignant les orages et les secousses, prit le parti d’apaiser et de soigner ce maniaque amoureux. Elle ne le trompa point, elle ne trompa point davantage Saint-Lambert ; mais elle accorda à Rousseau ce qu’il fallait pour que s’entretint cette passion occupée d’elle-même, qui s’employait à la fois à peindre Julie et à transfigurer Mme d’Houdetot, et qui, par une singularité propre à Rousseau, échauffait sa tête, son imagination, ses sens même, sans jamais prendre l’âme, ce qui rendait cet amour éloquent et peu dangereux. C’est peut-être ce que Mme d’Houdetot avait compris, et ce qui la rendait indulgente.
« J’ai tort, continue Rousseau voulant peindre l’ardeur de son amour, j’ai tort de dire que l’amour que je ressentais n’était point partagé ; il l’était en quelque sorte. Il était égal des deux côtés, quoiqu’il ne fût pas réciproque. Nous étions ivres d’amour l’un et l’autre, elle pour son amant, moi pour elle. Nos soupirs, nos délicieuses larmes se confondaient. Tendres confidens l’un de l’autre, nos sentimens avaient tant de rapports, qu’il était impossible qu’ils ne se mêlassent pas en quelque chose, et toutefois, au milieu de cette dangereuse ivresse, jamais elle ne s’est oubliée un moment ; et moi je proteste, je jure que si, quelquefois égaré par mes sens, j’ai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne l’ai véritablement désiré. » Me permettra-t-on ici de rappeler un souvenir de mes entretiens à la Sorbonne avec les jeunes gens de nos écoles, parce que ce souvenir se rapporte exactement à l’émotion que je ressens encore aujourd’hui en transcrivant ces paroles ? Je lisais ce passage devant mon jeune auditoire, passant ça et là quelques notes et quelques phrases, quand m’interrompant : « Je ne veux pas aller plus loin, dis-je à mes auditeurs, non par pruderie, mais parce que je sens dans toute cette scène je ne sais quoi de faux et de grotesque que dissimule mal la déclamation. Que me parlez-vous de l’ivresse de Mme d’Houdetot et de ses dangers, puisque cette ivresse n’était pas pour vous, puisqu’elle était pour Saint-Lambert absent, puisqu’elle n’avait que des souvenirs et point d’émotions ? Cessez donc de calomnier en quelque sorte Mme d’Houdetot on