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par être dupe, il finit par être menteur, et le maniaque se change en calomniateur effronté, le tout avec un tel mélange de maladie et de perversité, qu’il est impossible de l’absoudre tout à fait comme un insensé et de le condamner tout à fait comme un méchant.

S’étant persuadé que Mme d’Épinay avait écrit la lettre anonyme, Rousseau n’allait plus à La Chevrette. Mme d’Épinay, qui ne le voyait plus depuis quelques jours, lui écrivit : « Je suis en peine de vous, mon ours ; vous m’aviez promis, il y a cinq jours, que je vous verrais le lendemain : vous n’êtes pas venu et vous ne m’avez rien fait dire ; vous n’êtes point accoutumé à me manquer de parole, vous n’avez sûrement pas d’affaires ; si vous aviez du chagrin, mon amitié s’offenserait que vous m’en fassiez mystère. Vous êtes donc malade ? Tirez-moi de mon inquiétude, mon bon ami ; elle est proportionnée aux sentimens que vous me connaissez pour vous[1]. » Cette lettre est affectueuse et bonne ; elle est de plus fort naturelle de la part de quelqu’un qui, habitué à voir Rousseau presque tous les jours, s’étonnait de son absence. Voici la réponse de Rousseau : « Je ne puis rien vous dire encore. J’attends d’être mieux instruit et je le serai tôt ou tard. En attendant, soyez sûre que l’innocence accusée trouvera un défenseur assez ardent pour donner quelque repentir aux calomniateurs, quels qu’ils soient. » - « Je fus si étonnée de cette lettre, dit Mme d’Épinay dans ses Mémoires, elle me parut si inintelligible, que je questionnai Thérèse sur l’état de Rousseau et sur sa tête. Elle me dit qu’il était dans une agitation extrême. Au reçu de ma lettre, il s’était écrié : — N’est-ce pas ajouter l’ironie à l’injure que de vouloir que j’aille me consoler chez elle ? On se moque de moi ; mais patience[2] ! »

Ces lettres injurieuses et violentes qui tout à coup rompaient avec un ami ne sont pas rares dans la vie de Rousseau ; mais celle-ci était

  1. Les lettres de Mme d’Épinay, telles qu’elles sont dans les Mémoires, diffèrent de celles que Rousseau rapporte dans ses Confessions. C’est le même fonds d’idées et de sentimens, ce ne sont pas les mêmes phrases. La seule différence qu’on puisse noter, c’est que les lettres de Mme d’Épinay, dans les Confessions, ont un ton plus affectueux que celles de ses Mémoires, de telle sorte que le récit de Rousseau est encore plus favorable à Mme d"Êpinay que celui qu’elle fait elle-même. Je ne puis m’expliquer cette différence, qui du reste n’a aucune importance, que d’une seule manière : Mme d’Épinay faisait son récit pour Grimm, son amant, alors absent, qui l’avait souvent blâmée de l’affection inconsidérée qu’elle témoignait à Rousseau, lui prédisant qu’elle en serait dupe quelque jour. Elle affaiblissait donc, en écrivant à Grimm, les marques d’amitié qu’elle donnait à Rousseau, afin d’éviter les reproches de Grimm. Le ton affectueux de ses billets à Rousseau, tels qu’ils sont rapportés dans les Confessions, n’en témoigne que mieux de sa bonté et de sa sincérité à l’égard de Rousseau.
  2. Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, p. 87.