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étaient remplis les multiples objets que je me proposais tour à tour d’esquisser. Quand je parlerai de moi, qu’on me le pardonne, ce ne sera qu’une nécessité de mon récit. J’ai compris depuis plusieurs années, mieux qu’en aucun temps, ce que le moi a d’importun et de malsonnant. Mais les choses qui nous ont vraiment touchés nous reviennent, quand nous cherchons à nous les rappeler, tout imprégnées de la vie qu’elles ont tirée de notre âme, et peut-être serait-ce un tort de leur ôter cette irrécusable trace de nos émotions. On s’indignerait contre qui voudrait faire disparaître des taches de sang d’une laine suspendue dans un musée. Je n’essuierai donc nulle part la place où une larme, soit d’enthousiasme, soit de tristesse, a pu tomber. Qu’on ne redoute rien d’intime toutefois. Je n’érigerai jamais en faits qui puissent intéresser des curiosités étrangères ni les phénomènes de mon cœur, ni les accidens de ma destinée. Pour mettre tout de suite ce propos en pratique, je passerai rapidement sur les événemens dont le récit, fait déjà maintes fois par d’autres, ne pourrait emprunter quelque intérêt qu’à la vivacité de mes impressions.

Ce fut un dimanche d’avril qu’à midi j’aperçus entre un ciel sans nuages et une mer sans rides l’amphithéâtre où s’étalent au soleil, blanches comme des bernous de fête, les riantes maisons d’Alger. Je venais à peine de faire quelques pas sur le port, quand je vis, à l’entrée d’une rue inondée de lumière et âpre à monter comme un rocher, une compagnie de voltigeurs précédée par un clairon qui sonnait de tous ses poumons la marche. J’oubliai sur-le-champ tous les spectacles nouveaux, tous les personnages insolites dont mes regards venaient d’être frappés, ce tumulte de Maures et de Maltais qui vous arrachent votre valise, ces femmes vêtues comme des spectres, mais dont les suaires laissent voir un bout de jasmin et deux yeux noirs. J’étais tombé du premier coup sur les gens que je cherchais. J’avais devant moi ceux dont j’avais tant de fois désiré partager le pain et les cartouches. C’étaient bien eux. Je reconnaissais ces figures que d’habiles pinceaux ont déjà rendues populaires, car l’armée d’Afrique a maintenant ses types comme la vieille garde. J’éprouvais cette émotion dont nous remplit toujours la vue des êtres attendus. Voilà donc comme ils sont vêtus, comme ils marchent ! Cette capote grise, humble et généreux vêtement qui brave la poussière et la bise, qui rit avec la pauvreté et se présente fièrement devant la gloire, ces guêtres blanches qui ont marché dans tant de chemins, et ces épaulettes de laine, ces épaulettes qui sont de saintes choses, tout dans cette troupe me parlait et me remuait. Que ceux qui riront songent à la tendresse de Werther pour son habit bleu et sa veste jaune. Il est vrai que cette veste et cet habit lui rappelaient Charlotte ; mais cette capote et ces guêtres me rappelaient la Flance.