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sais seulement que le pays qui est sous mes yeux serait une merveilleuse retraite pour une irréparable infortune, et qu’il s’accommode on ne peut mieux d’un mélancolique souvenir. Si on ne m’avait point parlé de Gelimer, j’aurais songé au roi Lear. C’est bien en de semblables lieux qu’ont dû être versées ces larmes dont Shakspeare a fait des joyaux immortels. On dirait que là un cœur s’est brisé comme un vase d’encens, laissant à tout un paysage le parfum d’une impérissable douleur.

Le 31 mai, nous quittons Bou-Leaf. À l’entrée de la route que nous devions suivre s’élevait une montagne qu’il était impossible de tourner. Depuis vingt-quatre heures, le génie pratiquait un chemin qu’aucun effort humain ne pouvait empêcher d’être âpre, étroit et suspendu sur des abîmes. C’est ce sentier que prend notre armée. Le général Bosquet s’était établi au passage le plus difficile. Debout sur un quartier de rocher, il dirigeait le convoi, dont le défilé dura presque autant que le jour. « Va, Marie, s’écriait le soir un homme du train en s’adressant, à sa mule, tu peux dire qu’il y a eu un bon Dieu pour toi aujourd’hui. » Il y a deux noms que portent invariablement toutes les mules, ce sont les noms de Marie et de Jeanne. Les soldats semblent prendre plaisir à prononcer ces mots qui leur rappellent sans doute la terre natale et les tendresses du village. Le fait est que la Marie dont il était question avait couru de grands dangers : elle avait roulé quelques instans sur le flanc de la montagne ; je ne sais quel accident de terrain l’avait retenue et lui avait permis de se relever. Elle avait repris sa marche adroite et patiente avec ce doux regard que j’ai rencontré chez toutes les mules africaines. Je ne vois point pourquoi la Providence ne se serait pas intéressée à cette humble et utile créature. Oui, Marie, je crois qu’il y a un bon Dieu pour toi : si tu te mettais à parler comme l’ânesse de la Bible, tu pourrais le dire suivant l’expression de ton guide, de ton guide qui te doit une profonde reconnaissance ; car tu as mieux fait que de porter son bidon et sa gamelle, tu lui as inspiré une parole touchante et une bonne pensée.

Après cette difficile ascension, nous descendons une rampe boisée, qui côtoie des précipices verdoyans d’où s’échappe par instans un murmure de ruisseau. Tout à coup, à travers les arbres, nous sentons une brise singulière qui nous porte une fraîcheur dont nous sommes étonnés et ravis. J’entends à quelques pas de moi une voix qui crie : « C’est la mer ! » et bientôt j’aperçois de grands espaces d’un bleu changeant. La Méditerranée est devant nous. Je ne sais pas si la France elle-même, s’offrant à moi tout à coup, m’aurait plus charmé que cette apparition. La mer est, comme le ciel, une patrie universelle où toutes les âmes aspirent des souffles qu’elles connaissent,